Eidolons
Catherine Barnabé, Lorraine Simms et James Sutherland-Smith (2022). Eidolons, Montréal : Lorraine Simms, 60 p., ill.
L’ouvrage dont l’artiste assume la direction documente l’exposition, présentée à Oboro du 5 novembre au 10 décembre 2022, des dessins qu’elle avait réalisés lors de deux résidences au Musée américain d’histoire naturelle de New York. La série est composée d’ombres portées d’os, de crânes ou de peaux d’espèces animales en danger ou vulnérables, des artefacts provenant de la collection de mammalogie du Musée. Le catalogue réunit les contributions de différent·e·s auteur·e·s et une documentation visuelle des œuvres, assurant une mise en perspective de l’ensemble.
Ce corpus a fait l’objet d’autres expositions précédemment recensées dans des journaux et des revues, ainsi que d’une publication sous forme de portfolio1. Les spécimens choisis par Simms appartiennent à des animaux bénéficiant d’un capital de sympathie auprès du public (éléphant d’Asie, hippopotame, tigre, ours polaire, morse, narval, baleine franche, petit rorqual, loup, cerf, wapiti, lièvre arctique et chauve-souris). La démarche de Simms s’ancre dans cette popularité et vise à sensibiliser la population au mouvement de conservation des espèces vulnérables. Dans l’énoncé d’intention publié dans l’ouvrage, l’artiste mentionne n’avoir que peu côtoyé ces animaux. D’une certaine manière, elle cherche à se rapprocher d’eux en tant qu’êtres vivants et témoigne d’un corps à corps paradoxal dans lequel des restes représentent une vie de chair et d’os.
L’artiste se concentre sur les ombres portées de ces vestiges, qu’un éclairage artificiel contribue à dramatiser et à démultiplier. Ce choix plastique éloigne encore plus les objets et les corps réels de l’image qu’elle dépeint. Le dessin obtenu, ancré dans une mise au carreau d’images fugaces, rejoue la « muséification » des animaux. Bien perceptible, le temps que Simms consacre à la réalisation des dessins donne à voir la progressive transformation d’êtres vivants en artefacts. Par son investissement et son travail minutieux, elle rend hommage aux espèces possiblement appelées à disparaître. Leur évocation renvoie à un présent en mutation dramatique, inscrit dans le temps long. Cette situation n’est pas sans provoquer de la « solastalgie » (une détresse face aux changements environnementaux actuels) et pose la question de notre responsabilité collective.
Dans les dessins, les ossements ou les vestiges naturalisés représentés sont placés au centre de la composition. Elle reprend ainsi la disposition d’artefacts en vitrine propre au dispositif muséal. Avec leurs camaïeux de gris et la fibre du papier laissée apparente, les œuvres constituent un réel défi de mise en page. La séquence de vues générales de l’exposition, de reproductions choisies et de détails témoigne bien de l’expérience en salle, où chaque dessin s’appréhende dans une proximité en même temps qu’il s’intègre à une collection plus vaste, manifeste en vision panoramique. Les espèces reproduites sont bien identifiées à la fin de l’ouvrage et la qualité des photographies permet de saisir le rendu des dessins.
Le catalogue contient une reproduction du texte de Catherine Barnabé publié dans le fascicule produit par Oboro pour l’exposition. Inviter un·e autre auteur·e aurait été utile pour offrir un point de vue différent sur l’œuvre. Partant de la figure spectrale à laquelle renvoie Eidolons, le titre de son texte et de l’exposition, Barnabé décrit en détail les étapes de production des dessins, les temporalités multiples qui les fondent et la visibilité évanescente, entre apparition et disparition, qu’ils traduisent. S’ajoute à cette interprétation un poème de James Sutherland-Smith inspiré par les qualités de natures mortes des œuvres, les spécimens représentés et le processus même de l’artiste. Enfin, celle-ci décrit son expérience de création dans les réserves du Musée et son désir de mettre en lumière ce qui échappe à notre attention. Dans son ensemble, l’ouvrage met en avant le statut emblématique des espèces choisies et suscite l’appréhension que, à brève échéance, elles ne subsistent qu’à la manière de fantômes.
1 Phantom, Galerie Deux Poissons (aujourd’hui McBride Contemporain), Montréal, 11 avril au 18 mai 2019 ; Shadowland | Terre obscure. Dessins de Lorraine Simms, Musée canadien de la nature, Ottawa, 10 décembre 2021 au 5 septembre 2022 ; The Distance Between. Jude Griebel and Lorraine Simms, Illingworth Kerr Gallery, Calgary, 13 janvier au 19 mars 2022 ; Documents of Collapse: Two Person exhibition. Lorraine Simms and Jude Griebel, Beaty Biodiversity Museum, Vancouver, 21 novembre 2019 au 19 avril 2020 ; « Portfolio. Shadowland. Lorraine Simms », Human/Nature, n° 159 (mai 2022).