Épreuve de caractères : penser le genre en levant des fontes
Camille Circlude
La typographie post-binaire. Au-delà de l’écriture inclusive
(Paris : Éditions B42, 224 p.)
J’ouvre un livre en français. Si je sais lire, je vois des mots, du sens, une histoire. Si j’ai développé une sensibilité féministe et queer, je vois le recours à une langue inclusive, ou pas, qui témoigne de sa compréhension historicisée. Si j’ai tâté de l’édition, je vois du gris typographique, des ligatures, une police de caractère ; et sinon, j’en ressens l’effet sans pouvoir le nommer : l’impact d’un outil de représentation sur les possibilités d’expression. Avec La typographie post-binaire. Au-delà de l’écriture inclusive, Camille Circlude, designer graphique et typographique belge, visibilise et politise le lien entre ces trois couches du lisible. Cofondateur·rice de la collective belgo-française Bye Bye Binary qui explore de nouvelles formes graphiques et typographiques, ol — c’est son pronom préféré, mais ol utilise parfois un iel ligaturé — offre un livre foisonnant aux solides vertus pédagogiques et d’une grande générosité iconographique, qui se clôt par une cinquantaine de pages amusantes recensant les pratiques contemporaines de ses pair·e·s.
Le livre présente d’abord un résumé efficace de la nécessité de bousculer l’universel masculin en français, une démonstration maintes fois lue ces dernières années (je recommande pour ma part Tenir sa langue. Le langage, lieu de lutte féministe de Julie Abbou), mais qui s’enrichit ici d’une réflexion sur le peu de place des femmes dans l’histoire de la typographie. La collective a d’ailleurs six ans, soit plus ou moins l’âge du grand débat national français suscité en 2017, lequel avait mené à la circulaire Blanquer de 2021 interdisant l’écriture inclusive au sein de l’Éducation nationale. Circlude forge le néologisme du titre pour répondre à l’invitation du théoricien queer Sam Bourcier à combattre le devenir hégémonique et normatif des identités, même celles produites par les minorités ; « post-binaire » remplace l’habituel « non-binaire » pour incarner « un état de transit vers un ailleurs » qui travaille la matière même de la langue sur la page, quitte à induire des modifications dans la façon dont on la parle ensuite. Le projet de Circlude est de traduire l’esprit de plusieurs démarches de création de caractères, certaines plus radicales que d’autres, mais ol tient à faire inventaire plutôt que hiérarchie. Le principe du less is more domine dans le monde du graphisme
et de son enseignement, et expliquer sa prévalence par son universalisme est un argument fallacieux, comme ol le montre en se référant à des cultures graphiques non occidentales.
Parmi les expérimentations discutées, retenons la remise en question de la prédominance actuelle du point médian, que plusieurs typographes proposent de « queeriser » en en faisant un soleil, ou un chardon envahissant la page ; la proposition plus champ gauche d’assumer des caractères bancals ; le détournement de signes existants, inspirés entre autres des abréviations des manuscrits du Moyen Âge ; l’inclusion de lettres alternatives comme le schwa (ᵊ) en train de s’imposer en écriture inclusive italienne ; ou — et c’est le développement le plus à même d’influencer à court terme nos logiciels de traitement de textes — l’utilisation de ligatures qui viendraient intégrer les flexions aux mots, avec les intéressants débats que cela soulève, notamment sur le positionnement premier de l’accord masculin dans la séquence.
Circlude prend acte des critiques selon lesquelles toute altération de la graphie ou de la prononciation serait nuisible aux personnes présentant des handicaps ou des troubles d’apprentissage. L’auteurice, qui a ol-même initié quelques études sur la lisibilité, en appelle à ce que d’autres, plus poussées, soient faites sans plus tarder, et l’état de la question qu’ol dresse nous apprend que « cette idée que les dyslexiques auraient spécifiquement davantage de difficultés face à l’écriture inclusive est invalidée par les résultats ». Les difficultés de lecture sont en fait des difficultés d’adaptation qui, comme pour tout apprentissage de la lecture, s’estompent après la lecture de quelques textes opérant des choix d’écriture inclusive originaux. Un mouvement handiqueer réclame d’ailleurs que cesse l’instrumentalisation conservatrice de la réalité des personnes handicapées.
Circlude termine son livre en soulignant le rôle d’incubatrices, de mécènes et de propagatrices que peuvent jouer les institutions culturelles à ce stade de la recherche typographique, et, toujours dans le sillon des pensées de Monique Wittig et de Judith Butler, ol milite pour une exploration et une pollinisation qui ne se posent pas pour objectif de déterminer de nouvelles normes. Cette volonté n’est pas théorique : elle se matérialise par la création collective de la Queer Unicode Initiative, une technologie de résistance permettant d’encoder les nouveaux caractères et de les rendre accessibles. À bon entendeur·euse.