« Jamais ne sommes-nous aussi pleins de nous-mêmes que, lorsque entouré de vide, notre intérieur se reconnaît dans le monde qui le cercle. »

– Renaud Gadoury

En géologie, la faille désigne la fissure microscopique du sédiment tout autant que la fracture des plaques tectoniques à l’origine des séismes les plus destructeurs. Dans l’infiniment petit comme dans l’infiniment grand, elle est propulsée par l’énergie brute de la Terre et mène à un nouvel état des choses.

Au sens figuré, le mot faille évoque plutôt le vide. Du latin falla, il rime avec la faillibilité de l’humain – ses vulnérabilités dévoilées au grand jour, ses erreurs ou ses lacunes à camoufler, tant que faire se peut. Mais en réalité, est-ce que nos points faibles pourraient en fait être des révélateurs de grandes vérités, voire des catalyseurs de changement ? C’est cette question qui a animé les sept artistes sélectionnés pour la 14e édition de Projet Complot, et motivé la création d’une exposition collective à laquelle s’est arrimée une publication éponyme : Point de faille.

Né en 2003 à l’UQAM, Projet Complot a vu transiter des artistes comme Yann Pocreau, Mathieu Lefebvre, Sophie Bélair-Clément et Jacinthe Carrier. Chaque nouvelle cohorte est choisie par la précédente. Elle doit réunir des personnes au confluent de plusieurs supports et pratiques – photo, installation, performance, arts médiatiques, littérature, commissariat. Autre particularité : les nouveaux membres doivent non seulement décider ensemble de l’exposition et de la publication qu’ils créeront, mais aussi trouver leur propre structure de travail et leur financement. C’est le défi qu’ont relevé cette année Léa Castonguay, Renaud Gadoury, Mimi Haddam, Anne Isabelle Leonard, Marion Schneider, Steven Smith Simard et Jacqueline van de Geer.

Au fil d’explorations ludiques, le groupe a appris à se connaître. Puis, il a été décidé que chaque artiste serait représenté dans son individualité au sein de l’œuvre collective. « On voulait se voir comme sept failles, sept univers distincts », confirme Mimi Haddam, codirectrice de la publication avec Renaud Gadoury.

Point de faille (détail) (2020)
Photo : Mimi Haddam

Le résultat a des allures de petit cahier de travail avec ses feuilles alternant entre le jaune fluo et le gris, ses cartes géologiques et ses découpages qui, comme des couches sédimentaires, dévoilent des morceaux de texte des pages suivantes.

Point de faille est à la fois un catalogue d’exposition et une œuvre à part entière. On y découvre de courtes créations de Léa Castonguay, qui dévoile avec humour les aléas du processus créatif, incluant les défaillances informatiques. L’artiste tente tant bien que mal d’amorcer la rédaction d’une pièce de théâtre, mais la faille est béante entre son désir de créer et l’œuvre « achevée », criblée de hachures et de notes manuscrites – une situation familière pour quiconque a déjà frayé avec l’écriture.

Nous jugeons aussi trop souvent notre mémoire comme défaillante. Ce sont plutôt ses capacités créatrices que l’artiste néerlandaise Jacqueline van de Geer et la performeuse multidisciplinaire Anne Isabelle Leonard explorent dans la publication. Dans Une vie inconnue, van de Geer reconstruit l’identité d’un homme décédé, dont elle a trouvé les objets dans un marché aux puces de Bruxelles. Ce faisant, elle aborde la question de sa propre mortalité, et des traces qu’on laisse derrière soi. Leonard nous convie, quant à elle, à un exercice ayant pour but de faire remonter des souvenirs à la surface dans Portraits en moments passés.

C’est dans la nature même de la terre (et de l’humain)
de faillir à tout moment. Et si ces failles que nous percevons en nous-mêmes étaient tout sauf des lacunes?

Les failles ne sont pas qu’intérieures ; elles se dévoilent aussi dans notre environnement. Après avoir appris que la pollution sonore à Montréal est un frein à la bonne communication des oiseaux, l’artiste Marion Schneider a conçu un dispositif de mangeoire amplifiée. Elle redonne ainsi de l’espace à leurs chants, tout en en révélant la beauté aux citadins.

Dans Dis-moi des mots et La demande, le photographe Steven Smith Simard explore la tension entre l’intime et le public – ou plus précisément le voyeurisme, l’identité queer, l’émotion et la vulnérabilité perçue dans le corps. Fait intéressant, c’est en installant ses photos pour l’exposition que Simard a décidé de ne pas les déballer et de les accrocher telles quelles, avec leur papier bulle. Un effet qu’a voulu reproduire la publication en intégrant des feuilles de papier calque, qui brouillent les photos des pages qu’elles touchent.

L’esprit désinvolte et hautement artistique de Point de faille est une création du designer Allen’s Cruz. Son plaisir est apparent, tout comme l’équilibre entre la personnalité graphique de la publication et la liberté de création des artistes. Dans son œuvre De filon en filonMimi Haddam rassemble par exemple des mots qui évoquent la faille, la transition, la continuité, la rupture, la contradiction, colligés au fil des rencontres du groupe. L’autrice a elle-même mis les mots en page afin de donner au texte l’air de blocs en mouvements. Un bel alliage fond-forme.

C’est dans la nature même de la terre (et de l’humain) de faillir à tout moment. Et si ces failles que nous percevons en nous-mêmes étaient tout sauf des lacunes ? Comme le souligne si justement l’auteur Renaud Gadoury, elles constituent des « canaux par lesquels des forces sous-jacentes jusqu’alors invisibles peuvent rejaillir à la surface » et nous transcender. Une définition que n’aurait probablement pas reniée Leonard Cohen. N’est-ce pas là le propre du travail de l’artiste ?

Point de faille (détails) (2020) Photos : Mimi Haddam Livre d’artiste