« le drap blanc » : une œuvre de Céline Huyghebaert
« Mon père avait les yeux clairs et portait la barbe. […] Il était drôle et colérique. Il était sensible. Il fumait, il buvait; il n’a pas laissé grand-chose derrière lui. Je crois qu’il avait commencé à disparaître de son vivant déjà. Quand on a soulevé son corps, j’ai vu la légère empreinte qui creusait le drap, là où était posé son crâne. Puis elle s’est effacée, et le drap est redevenu lisse. C’est cette disparition qui a déclenché l’écriture de ce livre, cette absence que laissent les morts, avec laquelle ceux qui leur survivent tissent des fictions pour s’en sortir. » – Extrait, le drap blanc
À mi-chemin entre le documentaire et la fiction
Dans le drap blanc, Céline Huyghebaert façonne la biographie – textuelle et visuelle – de son père à partir de presque rien : des anecdotes et des rencontres, des questionnaires, une analyse graphologique, des citations tirées de lectures qu’elle a faites, des morceaux de rêves et des photographies trouvées. Tous ces fragments s’assemblent de manière organique et fluide, mimant le mouvement de la pensée ou celui de la mémoire. Ils remplissent, en quelque sorte, le vide laissé par le père, et tissent un récit qui oscille toujours entre la réalité et la fiction.
Car le livre a beau se fonder en partie sur une démarche documentaire, il n’en recèle pas moins un caractère exploratoire. Par exemple, les questionnaires ont été remplis par des personnes qui ne connaissaient pas bien le père de Huyghebaert et qui en construisent ainsi une image subjective. Les entrevues, elles, sont morcelées et recomposées à la manière de pièces de théâtre.
« Je ne suis pas la personne la plus fiable lorsqu’il s’agit de retranscrire fidèlement les événements et les conversations. J’arrange l’histoire. Je traite les gens comme des personnages. »
D’autres bribes du père se retrouvent dans les rêves de Huyghebaert, qui s’effacent à son réveil, ou dans des extraits littéraires mêlés au récit. Le livre culmine avec une courte fiction, dans laquelle le père – sa dépouille, en fait – effectue le voyage au Canada qu’il s’était promis de faire de son vivant. Huyghebaert le fait revivre pour mieux le laisser mourir.
Documenter l’invisible
On comprend bientôt que ce désir de fabriquer du sens, même si celui-ci s’écarte de la réalité, vient du peu de réponses que Huyghebaert a trouvées dans la vie réelle – même les dates de naissance et de mort de son père ne peuvent lui être fournies par les documents officiels.
L’artiste et auteure privilégie le collage, un procédé qui laisse place au hasard. En conjuguant des images et des bouts de textes, elle joue sur les thèmes de l’absence et de la présence. Les blancs et les mots caviardés parlent eux aussi d’un vide qui n’est pas représentable, mais qui se fait sentir. Ils confèrent une densité aux choses qui ne laissent pas de traces.
Au fil de la lecture, on se surprend à ajouter une part de soi au récit. À forger le souvenir du père de Huyghebaert à partir de la figure paternelle qu’on a connue. À s’abandonner dans ce journal si intime qu’il touche à l’universel. Le livre se conclut d’ailleurs sur un cadre vide avec, en son centre, cette légende:
« Je m’appelle Mario.
Mario Huyghebaert.
Comme tout le monde. »
Une œuvre protéiforme
Française d’origine et Montréalaise d’adoption, Céline Huyghebaert a étudié la littérature avant d’accomplir un doctorat en étude et pratique des arts à l’Université du Québec à Montréal, au terme duquel elle a obtenu la Bourse Claudine et Stephen Bronfman en art contemporain. Son parcours atypique se reflète dans sa manière de danser sur la frontière entre écriture et arts visuels.
Dans ses œuvres récentes, Huyghebaert conçoit des univers narratifs qui se déploient autant sur les murs d’une exposition que dans les pages d’un roman, d’un fanzine ou d’un livre d’artiste. L’ensemble de ses créations témoigne en effet d’un amour profond pour le document, le papier, la publication.
Dans le drap blanc, réalisé en collaboration avec le directeur artistique Pier-Philippe Rioux, le design fait partie intégrante de la narration. Les documents glanés, découpés, scannés par l’artiste ont été minutieusement insérés tout au long du livre. Quant aux questionnaires, ils ont été fidèlement reproduits : police de caractères dactylographique, cases vides et réponses qui débordent de la page. Et on a conservé le visuel propre aux pièces de fiction. En somme, le design de chaque chapitre met en relief la démarche de Huyghebaert et donne à l’ensemble son originalité.
Le format de l’œuvre, qui évoque le roman, rend aussi l’objet singulier. À l’intérieur, les pages vont du blanc au noir, les rêves sont sérigraphiés en blanc sur noir par l’artiste, le papier carbone tache les doigts des lecteurs qui, à leur tour, laissent leur trace dans le livre. On y trouve même une petite enveloppe contenant dix photographies à apposer soi-même pour participer à la construction de l’histoire.
À chacune de ses parutions, le drap blanc prend une forme différente. En 2017, il a été présenté dans une exposition à la Fonderie Darling. Les parties du livre étaient alors étalées dans l’espace. Une nouvelle version a paru aux éditions Le Quartanier en mai 2019, dans un format où, cette fois, le langage prime. Rares sont les créations qui chevauchent arts visuels, design et littérature. À ce titre, le drap blanc est un livre non seulement passionnant, mais exceptionnel dans le milieu canadien de l’édition.