Les plus belles histoires jamais racontées

« Dès lors, le petit garçon resta dans la cabane et n’en sortit jamais. Il écrivait de l’aube au crépuscule, achevant une histoire chaque jour. Les histoires parlaient toujours de princesses et de chevaliers, de fées et de licornes, d’aventures et de bonheur éternel. Elles comptaient parmi les plus belles histoires jamais racontées. »
Au moment où il s’est mis à collectionner les billets de banque, l’artiste visuel et médiatique Ho Tam a aussi commencé à imaginer des contes pour enfants. Les représentations naïves de personnages, d’animaux et de paysages gravées sur les devises lui ont inspiré des fables bien contemporaines : des histoires empreintes de satire et de désillusion, où les systèmes oppressifs – comme le patriarcat et la domination de la nature par l’humain, clairement évoqués sur les billets – sont renversés.
Ainsi, dans les fables écrites par Ho Tam, une dame décide tantôt de laisser son prince dadais pour un voyou, tantôt d’épouser trois hommes d’un seul coup. Une tortue gagne une course de vitesse en tombant dans une rivière rapide et des oiseaux font des heures supplémentaires pour sauver l’univers du changement climatique. Des villageois n’ont d’autre choix que de laver leurs costumes de fête dans de l’eau sale. Des enfants devenus trop intelligents ne s’intéressent qu’à eux-mêmes et refusent finalement de procréer.

Vues d’exposition, Arprim, centre d’essai en art imprimé
Photo : Jean-Michael Seminaro
La première version des Greatest Stories Ever Told (Les plus belles histoires jamais racontées), publiée en 2015 sous la forme d’un petit livret illustré, devait simplement faire office de numéro spécial pour Ho tam, le magazine de l’artiste. Mais soucieux de contrer l’hégémonie de l’anglais dans le secteur du livre d’art, Ho Tam a rapidement décidé d’en créer une deuxième mouture en la faisant traduire vers le français. Il a aussi choisi de revoir la mise en page des illustrations et du texte, et d’opter pour une nouvelle production imprimée : ce serait donc un petit cahier vertical en papier de riz, avec une reliure traditionnelle chinoise. Ce faisant, l’artiste amorçait la création d’une œuvre à part entière et d’un exercice de traduction fascinant.
Depuis, douze autres éditions de l’œuvre ont vu le jour, chaque fois dans une langue et un format différent (une exigence que s’est fixée l’artiste), mais reprenant la même iconographie, la même palette de couleurs et les mêmes histoires, traduites et adaptées. C’est le hasard qui décide des présentations originales qui composent The Greatest Stories Ever Told : la version arabe est contenue dans une petite boîte de 27 cartes avec les illustrations d’un côté et les bribes d’histoires de l’autre; la version catalane se décline dans un cahier accompagné d’un foulard de soie « unisexe »; la version espagnole se déploie dans un grand journal aux allures patriotiques; la version grecque prend la forme d’un carnet de chèques; et la version thaïe s’incarne dans un zine de poésie qui imite la structure rythmique d’un Khlong si suphap. Ho Tam refuse de décider lui-même d’une association entre la langue, le design et le format, de peur d’engendrer de nouveaux stéréotypes. Il laisse plutôt le lecteur conférer lui-même un sens à chaque publication.
Ho Tam souligne que The Greatest Stories Ever Told est le projet qui lui a véritablement enseigné l’importance de créer instinctivement, par pur désir.
Pendant que l’iconographie des billets de banque est appelée à disparaître avec la dématérialisation de nos transactions financières, Ho Tam en propose une archive franchement originale. L’ensemble en quatorze langues, publié à raison de 100 exemplaires seulement, impressionne sur les plans narratif et visuel. Mais c’est le travail minutieux d’impression et de reliure, exécuté à la main par l’artiste, qui constitue le véritable exploit. À Montréal, on a pu admirer la série complète pour la toute première fois à la galerie Arprim, du 2 novembre au 7 décembre dernier.
Bien que Ho Tam ait créé The Greatest Stories Ever Told de manière intuitive, l’œuvre s’inscrit dans une réflexion on ne peut plus actuelle. La répétition de l’imagerie des billets de banque empreinte de stéréotypes témoigne des systèmes d’oppression qui sévissent dans maintes cultures. En renouvelant les histoires, ainsi que la façon dont elles sont racontées, l’artiste démontre le caractère largement subjectif des récits qui façonnent notre monde. Par ailleurs, le lien entre duplication et clichés n’est pas nouveau dans le travail d’Ho Tam. Dans Yellow Pages (1993), son premier livre d’art, l’artiste, né à Hong Kong et vivant à Vancouver, explorait les stéréotypes asiatiques en contexte nord-américain. Plus récente, sa série de publications Poser (2003–) présente des individus adoptant les mêmes habits et les mêmes gestuelles dans des lieux publics.
De toute sa production artistique – qui inclut la peinture, le design, la vidéo expérimentale ainsi que le lancement de deux maisons d’édition indépendantes, 88 Books et hotampress –, Ho Tam souligne que The Greatest Stories Ever Told est le projet qui lui a véritablement enseigné l’importance de créer instinctivement, par pur désir. De toute façon, explique-t-il avec autodérision, l’artiste cherche toujours à fabriquer la plus belle et la plus grande œuvre. Ho Tam sait pertinemment qu’il n’a pas écrit les meilleures histoires jamais racontées, mais cela l’amuse de le prétendre. Créer sans arrière-pensée peut mener à un résultat puissant – et The Greatest Stories Ever Told en est certainement la preuve.