260 – Recensions de livres
Sous une couverture cartonnée d’un vieux rose désaturé repose les silencieuses et criantes images de la dernière publication de Maude Arsenault. Habillé d’une reliure de toile épaisse et beige, Entangled se présente tel un document archivé, résolument minimaliste. Chacun des éléments photographiques et textuels a été soigneusement déposé sur la surface poreuse pliée.
En guise de page de garde, un papier diaphane, sorte de voile à lever sur les images, donne à voir les seuls mots de la monographie photographique : une citation de Virginia Woolf, annonçant sans détour les thèmes fétiches de la photographe. « Grandir, c’est perdre quelques illusions dans l’optique d’en acquérir de nouvelles… » (Traduction libre, Growing up is losing some illusions in order to acquire others…)
Sous des apparences propres, bien rangées, rétro et féminines, le livre de grand format laisse pourtant place à des images sensibles, intrigantes et lourdes d’émotions. Les photographies ont été doucement rangées les unes à la suite des autres comme sur une corde à linge au soleil. La plupart d’entre elles occupent une grande partie de la page, toujours en laissant une sorte de cadre blanc faisant office de passe-partout qui donne à l’œuvre une aura léchée et vieillotte.
Une friction évidente se fait bientôt sentir entre la forme et le fond, entre le « carcan » féminin stéréotypé du rose, de la peau lisse, des sous-vêtements, de la jeunesse, de la vie domestique, et l’intimement réel des poils, des draps défaits et du temps qui passe.
À plusieurs reprises, le lecteur se voit adopter la posture du voyeur et est invité à épier ce qu’il y a de l’autre côté de l’entrebâillement d’une porte, de la clôture d’un jardin ou de rideaux noyés de lumière. Des détails sont glanés ici et là au quotidien féminin sans jamais se dévoiler entièrement. Résolument influencée par des années d’expérience en photographie de mode, Maude Arsenault tente, dans cet opus, de reconstituer une ambiance feutrée et sibylline tout en affirmant une position critique face aux stéréotypes entourant le sexe féminin trop souvent instrumentalisés dans les images publicitaires. Elle choisit plutôt de présenter des féminités, toutes différentes les unes des autres, que l’on peut deviner encore marquées par la pression de la société à se conformer. Le soutien-gorge devient dès lors une sorte de prison de laquelle il est difficile de se détacher. La literie apparaît quant à elle comme un refuge, un endroit où l’existence et la performance de soi sont en suspens. Enfin, la nature sauvage s’immisce tranquillement dans la trame narrative et se mélange doucement aux portraits et à ces détails décontextualisés.
La monographie de 64 pages de Maude Arsenault a été éditée par Deadbeat Club Press, à Los Angeles, scellant une collaboration à long terme avec les éditeurs spécialisés en livres photographiques (et en torréfaction de café !). Le livre a été lancé à la Foire en art contemporain Zona Maco à Mexico, et une partie des œuvres a également été exposée chez Occurrence à Montréal en mars dernier. – Sevia Pellissier
Pendant soixante jours, Marie-Suzanne Désilets a effectué une résidence Instagram sur le compte de Dazibao, un centre d’artistes voué à la médiation et à la diffusion de l’image. C’est en naviguant sur cette plateforme que j’ai d’ailleurs fait la rencontre du projet Nous-mêmes qui s’intéresse à un motif commun de la société : la maison. À l’été 2019, l’artiste a déambulé dans un vaste quartier de Montréal afin de documenter systématiquement la façade de 748 bungalows qu’elle publiait sur le réseau social tout au long de sa résidence. Les similitudes et les différences ont été notées afin de développer une typologie des maisons d’après-guerre, initialement construites dans les années 1950 pour faciliter l’accès à la propriété. Cette publication électronique rassemble ainsi les données rigoureusement recueillies par l’artiste, qui témoigne d’une fascination certaine pour cette architecture vernaculaire, mais aussi pour ce que ces maisons peuvent représenter au sein de la collectivité : l’expression d’une individualité.
La publication, téléchargeable gratuitement sur le site de Dazibao, est ponctuée notamment d’une carte interactive, où l’on peut parcourir la documentation des résidences recensées dans trois secteurs du quartier Saint-Michel. Sous la forme d’une grille graphique, qui fait écho à la fois au format d’Instagram et à l’expérience réelle de déambulation de Désilets, on découvre le caractère propre de chaque maison (toiture verte, haie avant, pignon rouge, etc.). Au-delà de l’analyse formelle, les portraits tirés des bungalows révèlent ici les influences des maisons les unes sur les autres comme le reflet d’échanges, ou d’interactions sociales ; notions au cœur de cette œuvre à la portée sociologique. Un entretien mené par Camille Vaillier nous permet d’en apprendre davantage sur la notion de vivre-ensemble inhérente à la démarche de l’artiste. Leur échange clôt cet ouvrage de Marie-Suzanne Désilets qui nous fait découvrir autrement Montréal, et avec lui le récit d’une résidence en ligne qui va bien au-delà des façades. – Marie-Ève Leclerc-Parker
Maryse Goudreau oriente son corpus d’œuvres depuis plusieurs années autour d’une vaste archive consacrée au béluga. Ce livre hybride est son second opus qui transforme les verbatims des séances parlementaires en script de théâtre, faisant suite à son Histoire sociale du béluga publié en 2018. Si l’artiste s’était plongée dans les archives québécoises dans le premier cas, elle réitère ici le procédé dans les archives de la Chambre des communes du Canada : plus de 17 000 textes de séances parlementaires entre 1876 et 2019 qui traitaient du béluga ont ainsi été considérés, suivant la sélection des passages les plus saillants qui pourraient finalement nous en apprendre plus sur notre rapport au vivant que sur le béluga en lui-même. C’est que Goudreau procède par soustraction. Aucun phrasé n’a été reformulé et l’ordre chronologique des interventions des hommes et des femmes politiques a même été conservé.
En résulte un script de théâtre inédit qui fait des prises de parole à la Chambre une dramaturgie traitant de sujets aussi larges que les réglementations côtières, la pêche, les relations internationales, ou les relations entre le gouvernement et les collectivités autochtones et inuites. Sans oublier que ces extraits dressent un portrait cocasse de l’évolution du langage, alors que les prises de parole deviennent de plus en plus passionnelles suivant l’entrée dans l’époque contemporaine.
Selon l’artiste (maintenant spécialiste de l’histoire des interventions politiques), un moment peut être considéré comme un point pivot pour une prise de conscience sur les enjeux du vivant. Il s’agit de la scène XI datant de 1995, Manifestation d’une mère, dans laquelle madame Daphne Jennings insinue que les bélugas veulent nous apprendre quelque chose. Une vision animiste – sous-jacente à l’intervention de la ministre : « Les animaux savent-ils ce que nous faisons ? » (p. 57) – guide aussi les choix effectués par l’artiste dans la sélection des passages publiés. Couplé à une approche écoféministe, ce script de théâtre qu’on pourrait qualifier de documentaire articule finement, et ce, à travers l’histoire politique des bélugas, les changements de vision sur le vivant, qui occurrent au moment où les femmes entrent en politique.
Le livre est ainsi divisé en trois actes organisés de manière chronologique – chacune des vingt-cinq scènes étant attribuée à une année précise –, aussi rythmés par l’ajout d’encarts photographiques. Deux petites enveloppes de papier ciré translucides contiennent une photographie en noir et blanc d’une mère béluga allaitant son petit, et une photographie composite prenant la forme d’une affichette maintenue en pochette enjolive la dernière page de l’ouvrage. Fruit de plusieurs investigations sur le terrain, toutes les images du livre ont été prises par l’artiste soit en aquarium, soit en plongée sous-marine au nord de Churchill au Manitoba. Les photographies de béluga dialoguent doucement avec les retranscriptions des débats, ajoutant la sensibilité animale aux voix plurielles sur lesquelles l’approche entière de Maryse Goudreau s’appuie. – Jade Boivin
Si le titre de la publication évoque les concepts de « labeur » et de « temps », la nature de ce catalogue d’exposition se rapproche d’une œuvre hybride et collective. Un livre d’artiste qui recèle sa propre beauté.
Il faut d’ailleurs parcourir l’ensemble de cette œuvre littéraire pour en apprécier la richesse. À la manière d’un journal intime, Monique Régimbald-Zeiber livre aux lecteurs l’ampleur de ses doutes par rapport à son travail d’artiste. Elle dévoile également ses passions littéraires et ses sources d’inspiration. Livré au regard de la commissaire Anne-Marie St-Jean Aubre, le travail de l’artiste émerge dans sa multiplicité. D’abord poésie, le texte de Régimbald-Zeiber devient didactique par les étapes secrètes des sentiments qu’il révèle. Il relate son « lâcher prise » par rapport au choix du titre de l’exposition ; prérogative de la commissaire. On y découvre aussi la complicité essentielle, dans une dynamique de découverte réciproque, entre l’artiste et la commissaire, et ce, tout au long des mois qu’a duré la conception de l’exposition.
Les essais des « ouvreuses », terme judicieusement utilisé pour parler des auteures, éclairent tout le processus de la pensée qui se pose sur l’œuvre. Ils sortent des conventions d’une écriture historique mais demeurent érudits. La présence parmi les auteures de Cynthia Girard-Renard, artiste en arts visuels et poète, ajoute à la magie des textes. Œuvre d’intelligence et de virtuosité dans l’utilisation de la langue et de la pensée, l’essai de Louise Déry est un bijou à lire et à relire. Comme l’est d’ailleurs toute la publication : les reproductions, le concept graphique et les matières sensuelles utilisées en font un objet précieux. – Manon Blanchette