261 – Recensions de livres
La parution du catalogue d’Àbadakone | Feu continuel | Continuous Fire était très attendue. Mais plus que le prolongement classique de l’exposition, il s’agit plutôt d’un autre événement, à la fois en parallèle et en dialogue étroit avec le travail de création des artistes et de l’équipe commissariale. L’ouvrage de 272 pages est foisonnant par les perspectives et les angles d’approche qu’il offre. Il est composé de onze essais écrits par des personnes autochtones et/ou allochtones et de la recension des œuvres de quelque soixante-dix artistes provenant de plus de quarante nations, groupes ethniques et tribus autochtones.
Comme les auteurs le rappellent à maintes reprises, il faut envisager Àbadakone | Feu continuel | Continuous Fire comme une suite possible à l’exposition Sakahàn, première mouture de la quinquennale d’art contemporain autochtone du Musée des beaux-arts du Canada présentée en 2013. Elle est le résultat de l’approfondissement de la relation avec la communauté anishinabeg de Kitigan Zibi, et plus particulièrement avec ses aînés, et de la poursuite du dialogue avec les artistes et les spécialistes d’ici et d’ailleurs. Le catalogue, par son format et sa parution après l’exposition, permet d’engager les auteurs et les visiteurs dans une sorte d’introspection critique de ces deux opus.
Rapidement, les commissaires de l’exposition reviennent sur leur expérience et certains manques repérés dans Sakahàn, dont l’absence de performances. Àbadakone fait plus que combler cette lacune. Si le programme durant l’exposition en prévoyait une multitude, la mise en valeur de la performance comme outil de résistance et de persistance culturelles et de la performativité générale des arts autochtones constitue également le cœur du catalogue. Plusieurs photographies, des essais spécifiques ainsi que quelques récits de performances ponctuent l’ouvrage et le transforment en objet vivant. Cette documentation minutieuse justifie l’attente et fait vivre ou revivre ce qui animait les salles, les œuvres et les artistes.
À la lecture, il appert également un changement de paradigme au Musée des beaux-arts du Canada. Si, comme le rappelle Greg Hill, Sakahàn a permis des évolutions substantielles à l’interne − l’acquisition de plusieurs œuvres, le rayonnement des arts autochtones à l’étranger et le réaménagement des salles permanentes en 2017 −, nous comprenons par ce format de publication relativement libre qu’un nouveau pas vient d’être franchi. Les perspectives anticoloniales et décoloniales des auteurs sont vertement assumées par l’affirmation des méthodologies autochtones dans le calendrier de production à la fois de l’exposition et du catalogue, la valorisation d’une autodétermination artistique et créatrice des artistes, des commissaires et de leurs collaborateurs, le dépassement de la binarité entre le passé et le présent et, enfin, la présentation de plusieurs stratégies de résistance à l’hégémonie pluriforme en Occident. L’ouvrage en tant que vecteur de transmission devient un autre espace autochtone à investir, un nouvel acte performatif.
Même s’il aurait été apprécié de lire le catalogue en amont ou après la visite de l’exposition pour s’imprégner des interprétations des auteurs et de leurs perspectives, nous comprenons désormais en quoi cette attente permet de jouir de l’intégralité de l’événement, du vernissage aux multiples activités et performances qui ont animé le Musée. Dans cet ouvrage existe un autre temps, indépendant de celui de l’exposition. En agissant comme une sorte de post-mortem, il permet, avec toute la transparence et la sensibilité qui nous sont offertes, de reprendre le fil de la discussion et de poursuivre le dialogue entamé dans les salles. – Marie-Charlotte Franco
Turner et le sublime est le catalogue de l’exposition éponyme tant attendue, organisée par le Musée national des beaux-arts du Québec en collaboration avec la Tate de Londres. La publication scientifique, éditée par le MNBAQ, met en lumière le thème du sublime dans l’œuvre de Joseph Mallord William Turner (1775-1851). Issue de la théorie esthétique du romantisme, la définition du sublime s’appuie ici sur celle de l’écrivain Edmund Burke, à qui on attribue souvent l’origine du concept : « un sentiment qui naît du spectacle grandiose des forces de la nature ». Dans l’œuvre de Turner, cela se traduit par des tempêtes tumultueuses, des montagnes vertigineuses, des lumières éblouissantes.
L’objet-livre est pour sa part d’une sobriété raffinée. Tout a été pensé pour mettre en valeur les peintures et les esquisses de l’artiste : le format paysage, le choix du papier, la mise en page claire et simple. La reliure et la couverture cartonnée entoilée évoquent un carnet de croquis. Le programme de l’exposition y est esquissé par les deux commissaires. David Blayney Brown (Tate) signe le texte de présentation de l’artiste et de l’œuvre, expliquant en quoi Turner a modernisé la notion du sublime et comment il fut l’un des premiers artistes à accompagner ses tableaux de citations poétiques. André Gilbert (MNBAQ) reprend cette idée, accompagnant chaque regroupement d’œuvres d’une citation sur le thème du sublime. Le conservateur Daniel Drouin (MNBAQ) retrace l’histoire de la seule toile de Turner appartenant au Musée, offerte par la succession de l’honorable Maurice Duplessis à la fin des années 1950. Le point commun des trois textes, qui constitue finalement le fil conducteur de l’ouvrage, est de faire le pont entre l’œuvre de l’artiste et les préoccupations environnementales d’aujourd’hui. Une biographie sommaire et une liste des œuvres exposées complètent le catalogue. Un ouvrage rigoureux d’une fulgurante clarté. – Danielle Legentil
Solstice est une somptueuse monographie marquant les plus de quarante ans de pratique photographique de Bertrand Carrière, de 1971 à 2019. Le lancement de ce livre d’art s’est fait dans le cadre d’une rétrospective (1996 à 2019) lui étant consacrée à la Galerie d’art Antoine-Sirois de l’Université de Sherbrooke. Solstice s’ajoute à la très riche et nécessaire collection d’ouvrages dédiés à des artistes québécois par Plein sud édition.
Photographe, auteur, réalisateur, et même éditeur de livres photo, Carrière relie tous ces parcours et met en scène sur les « murs » de la publication 275 photographies tirées de 29 séries. Accompagné des critiques d’art Mona Hakim, Robert Enright et Pierre Rannou, l’artiste revisite son œuvre aux confins de la photo intimiste et de la photo documentaire, de l’histoire personnelle et de l’histoire universelle. À l’instar de sa série Voyage à domicile (1985-2000), Carrière évoque par écrit des fragments de sa biographie, mais également de sa vie intime et de ses souvenirs.
Pour sa part, Hakim se penche plus particulièrement sur la géographie de l’intime de ce cartographe de l’espace et du temps. Enright aborde en dix annotations l’approche sensible du photographe (l’impeccable jugement formel de Carrière, son empathie pour les sujets), et ce qui en constitue les fondements (la fonction de mémoire, l’effet apaisant du temps, la capacité de guérison de la nature, la part de lumière). Le texte de Rannou porte sur le travail de Carrière en lien avec le cinéma – notamment comment, à travers le corpus documentaire, l’artiste introduit un « parfum de fiction » et réussit à se faire son propre cinéma. Comme cette photo de couverture qui superpose plusieurs dimensions de sa photographie : une porte ouverte sur les solstices de son œuvre. – Danielle Legentil
Les textes recueillis dans cet ouvrage collectif découlent du grand programme d’expositions et de rencontres que le Collectif des commissaires autochtones a mis en place en 2018-2019 pour le Projet Tiohtià:ke. Dirigé par Camille Larivée et Léuli Eshrāghi, D’horizons et d’estuaires a été rédigé entièrement par des artistes et commissaires autochtones, et s’oriente autour d’un objectif clairement défini : rétablir la distance entre les artistes et commissaires autochtones qui évoluent dans un contexte anglophone et celles ou ceux qui œuvrent dans un milieu francophone. L’ouvrage manie d’ailleurs une pléthore de procédés d’écriture qui fait honneur à une méthodologie autochtone non binaire et décoloniale, dont l’usage exclusif d’endonymes en langues autochtones pour nommer les lieux et noms de villes. Tiohtià:ke (lire « Djo-dja-gué ») est par exemple préféré à Montréal, comme il en est l’endonyme Kanien’kéha.
Le Projet Tiohtià:ke se voulait d’abord être un lieu de rencontres et de réseautage destiné aux artistes autochtones résidant au Québec, afin de pallier les barrières géographiques et langagières qui peuvent défavoriser les artistes de la francophonie. En plus de l’exposition De tabac et de foins d’odeur, Là où sont nos rêves (Musée d’art de Joliette) et de la Biennale d’art contemporain autochtone níchiwamiskiwém | nimidet | ma sœur | my sister, une grande tournée dans la province a eu lieu pour rencontrer des artistes qui œuvrent en régions plus éloignées. Dans le contexte où la grande majorité des textes francophones portant sur des sujets autochtones sont rédigés par des personnes allochtones, D’horizons et d’estuaires prône une « revitalisation équilibrante », c’est-à-dire une sorte de retour de balancier. Car les écrits autochtones francophones ne sont pas inexistants, bien au contraire : ils circulent simplement ailleurs que dans le réseau de l’édition ; sur les réseaux sociaux, dans les rassemblements, et à « l’occasion de quelques initiatives autodéterminées qui ont vu le jour jusqu’ici » (p. 7), comme le rappellent Larivée et Eshrāghi dans la préface.
En reconnaissant que les délimitations territoriales et les frontières qui existent entre les deux langues officielles sont les résultantes d’une organisation coloniale et en reconnaissant aussi la spécificité du Québec qui a défendu dans son histoire une souveraineté culturelle francophone, D’horizons et d’estuaires veut nouer des liens plutôt que de créer plus de frontières. Les textes valorisent des voix autochtones plurielles et intergénérationnelles, et s’unissent pour
un devenir collectif qui invite à la découverte de créations d’artistes autochtones résidant au Québec. Ils offrent aussi l’occasion de revisiter certains lieux communs de l’histoire en nommant les effets coloniaux qui sous-tendaient la quête de souveraineté culturelle québécoise. Le texte corédigé par France Trépanier et Mylène Guay, et positionné en plein centre du livre, par exemple, affirme que l’exclusion des points de vue autochtones de l’histoire du Québec a eu pour effet d’enfermer la création autochtone dans le seul spectre de la tradition ou de l’artisanat, lui reniant au passage toute pertinence pour l’époque contemporaine. La diversité des pratiques abordées dans l’ensemble de l’ouvrage prouve pourtant toute leur complexité et permet d’accéder à des perspectives riches et nuancées de la relationnalité, des soins tendres (care), de l’amour et du soutien mutuel.
Fruit d’un travail colossal qui vise à démanteler les préjugés en célébrant toutes les formes d’arts autochtones, cet ouvrage collectif est aussi pensé comme un hommage aux femmes artistes pionnières, à qui on consacre chacune un chapitre : Alanis Obomsawin et Rita Letendre. Par la diversité des sujets et des formes d’expressions qu’il présente, D’horizons et d’estuaires deviendra certainement une référence pour l’art autochtone dans la francophonie. – Jade Boivin
Titré en référence au média La Fabrique culturelle dans un acte d’appropriation artistique, le livre dirigé par Nicolas Rivard est le résultat de démarches qui s’apparentent – sans réellement l’être – à une investigation sociologique visant à faire art avec la fatigue culturelle, considérée ici comme « un facteur de cohésion sociale » (p. 11), tant la fatigue est partagée par une grande majorité des personnes œuvrant pour le milieu artistique québécois. Prenant comme origine les conséquences des grandes coupures du gouvernement fédéral conservateur des années 2006-2015 dans le domaine de la culture et du patrimoine, Rivard s’emploie à qualifier les pertes pour en faire une série d’actions performatives sous l’entreprise fictive de la Fatigue culturelle – logo, t-shirt et site Internet à l’appui. En résulte une série d’initiatives aux formats variés, la principale étant de faire le tour de trente-huit organismes artistiques et centres d’artistes autogérés au Québec pour proposer à chacun la réalisation d’une tâche que l’équipe au travail aurait reportée à plus tard, faute de temps. Par la médiation de ces services-performances, dont le livre ici se veut être une nouvelle étape, l’artiste rend visible les conditions d’existence de l’art, c’est-à-dire d’être tributaire de multiples facteurs organisationnels faisant barrière à la création. Entre autres, les moyens en ressources humaines et financières qui n’arrivent pas à la hauteur des missions des centres et organismes artistiques, pour la plupart portés à bout de bras par des personnes croyant suffisamment à la nécessité des arts pour faire de leur emploi un sacrifice personnel.
Le constat que fait l’artiste dans cette démarche, qui a débuté en 2014, n’est ni rose ni réjouissant – toutefois, il est teinté d’une touche pince-sans-rire, il faut le mentionner –, mais il a la qualité d’être représentatif de la précarité sur laquelle repose le milieu artistique québécois. Le livre comprend trois textes rédigés par l’artiste, ainsi qu’un essai d’Anithe de Carvalho et un de Sonia Pelletier. Cette dernière inscrit l’ensemble des œuvres de la Fatigue culturelle dans une mouvance réagissant à la « mutation des activités artistiques qui tend aujourd’hui vers une culture entrepreneuriale largement répandue dans l’ensemble de la société. » (p. 75) D’où le sujet de travail et la forme de l’entreprise fictive choisis pour mener la Fatigue culturelle. En d’autres termes, Rivard fait de la « créativité diffuse » (emprunt à Pascal Nicolas-Le Strat), de l’art infiltrant, de l’art relationnel, du détournement artistique, voire de l’art à faible coefficient de visibilité (p. 75). On pourrait parler aussi d’appropriationnisme et « d’esthétique politique » (emprunt à Jacques Rancière) (p. 68).
Quoi qu’il en soit, l’ensemble des activités regroupées dans ce livre constitue une sorte de journal de bord qui se veut être en lui-même une démarche artistique, aussi porteur d’une réflexion sur l’artiste – tantôt entrepreneur, tantôt médiateur – et sur les paramètres politiques qui définissent la création contemporaine. – Jade Boivin