Martin Dufrasne (dir.) (2022). SATELLITE, une décennie d’explorations transcontinentales. Montréal : DARE-DARE, 420 p., ill.

Les publications sur l’art, même quand elles sont bien réalisées, donnent souvent au lecteur une certaine sensation de fixité, de distance. Satellite, ouvrage trilingue (français, espagnol, anglais) du centre d’artistes autogéré DARE-DARE, instille au contraire un sentiment de vitalité, de proximité et de mouvement. Il nous mène au cœur de trois aventures de résidence collective d’artistes organisées par le centre à l’extérieur de son champ d’action montréalais : la première à Détroit, en 2011 ; les deux autres dans des villes mexicaines, Tijuana, en 2011, et Mexico, en 2018.

Douglas Scholes, SATELLITE – Détroit (2011). Courtoisie de Dare-Dare

En plus de rendre compte du travail des treize artistes québécois, états-uniens et mexicains ayant séjourné dans l’une ou l’autre des régions le temps d’une résidence de création, le livre propose une réflexion profonde sur le sens de l’art. Le texte d’introduction de Martin Dufrasne, qui dirige cette publication et veille depuis 2010 à la destinée de DARE-DARE, inscrit ce cycle d’actions dans un vif désir de remise en question et de transformation de l’art à travers le déplacement, l’investissement de l’espace public et la rencontre des communautés. Sur un ton fiévreux, presque celui d’un manifeste, l’auteur plaide pour une résistance à la standardisation de l’imaginaire et une resensibilisation de la société, que l’idéologie néolibérale atomise. Prônant « une ouverture à l’irruption d’éléments de perte de contrôle dans le processus d’inspiration » et faisant l’éloge de l’attente et de la contemplation, il met l’accent sur les valeurs de liberté et d’empathie.

Deux interventions réflexives prolongent celle de Dufrasne. Sonia Pelletier, qui a participé au forum sur l’art public à la Quiñonera (Mexico), pose un ensemble de questions intéressantes sur l’art action, et souligne l’importance de la rencontre et de l’ancrage dans la communauté lors de résidences d’artistes. Adrian Blackwell, urbaniste canadien qui a donné une conférence à Détroit, attire notre attention sur l’aspect politique de la répartition du territoire en rendant compte de ses recherches sur les rapports entre développement urbain et ségrégation raciale.

Au début de chacun des trois grands chapitres du livre, la parole est donnée aux partenaires de DARE-DARE, qui, tous, insistent sur la convivialité qui a caractérisé les programmes de résidence Satellite et sur les effets qu’a eus cette expérience sur le développement de leur organisation. Il s’agit de Jerry Paffendorf, de l’organisme Imagination Station, à Détroit, qui occupait alors deux bâtiments désaffectés ; de Lourdes Lizardi López, du Mercado de artesanías de la Línea, situé au poste-frontière San Ysidro, à Tijuana ; et de Néstor Quiñones, de la Quiñonera, un espace emblématique de l’art actuel à Mexico.

Ce qui rend le livre si vivant, si incarné, c’est le ton des courts textes écrits par les artistes, dans lesquels se mêlent réflexion, description, récit, anecdotes, et qui témoignent tous de rencontres marquantes. C’est aussi la place importante accordée aux images, qui illustrent finement l’intrication de l’art et de la vie.

Sylvie Cotton, SATELLITE – Mexico (2018). Courtoisie de Dare-Dare 

Vu l’impossibilité de rendre compte des nombreuses réalisations des treize artistes1 – souvent issues de collaborations –, je me contenterai de les regrouper, tous lieux confondus, en quatre axes qui soulèvent des questions distinctes sur le rapport aux gens, aux lieux et à l’environnement : le muralisme, le déplacement, l’esprit des lieux et le pouvoir du vivant.

Le travail de la murale encourage la rencontre entre artistes, se nourrit d’histoires racontées par les passants et s’inscrit dans une histoire politique. Louis Aguilar l’aborde à travers un spectacle en plein air évoquant le passage mouvementé du muraliste Diego Rivera et de Frida Kahlo à Détroit en pleine Grande Dépression. Jason Botkin et Peru Dyer Jalea, du collectif EN MASSE, ont respectivement investi, avec le soutien d’artistes locaux, la façade de l’hôtel Roosevelt, à Détroit, et un mur du Mercado de artesanías (marché d’artisanat), à Tijuana. Ce dernier artiste a aussi collaboré avec le collectif Cog•nate à la réalisation d’une « murale » hors norme sur une voiture en marche qui faisait la file pour passer la frontière entre le Mexique et les États-Unis.

Indissociable de ce dernier projet, l’idée de déplacement est aussi au centre du travail de Constanza Camelo-Suarez, qui a, pour créer des « portraits en action », combiné outils technologiques, écriture, et marche sur un pont inutilisé de Tijuana avec des gens ayant vécu la migration (souvent forcée). Les questions de l’errance, de la quête et même du suspense caractérisent la démarche de Patrick Beaulieu, qui a sillonné la ville de Mexico à pied, en transport en commun et en camping-car, interpellant des citoyens afin de trouver une rue qui n’existe pas : el Camino del olvido (le Chemin de l’oubli). Quant à Douglas Scholes et à Jean-François Prost, c’est à des déplacements symboliques qu’ils procèdent, le premier en parant de carreaux confectionnés en cire d’abeille les fenêtres d’un bâtiment en ruines de Détroit, et le deuxième en recouvrant de peinture dorée des objets d’apparence banale choisis avec des personnes de la communauté.

Une attention à la force des lieux – un puits pour la première, un lavoir pour la deuxième – marque les oeuvres in situ et in spiritu de Lucía Hinojosa Gaxiola et de Sylvie Cotton, qui explorent l’idée de l’eau comme motif poétique fondamental, toutes deux se servant notamment de l’écriture pour susciter des épiphanies. Un lien naturel se tisse entre leurs recherches et celles de Nicole McDonald- Fournier et de Daniel Godínez Nivón, caractérisées par l’intérêt qu’ils portent au vivant. La première, dans son Living Drawing, fait de plantes et d’insectes, magnifie l’idée d’échange en s’attardant au processus de décomposition des végétaux ; le deuxième, à partir d’un travail réalisé en collaboration avec douze jeunes filles d’un foyer d’accueil et un groupe de botanistes et de scientifiques, développe une flore onirique.

On referme ce livre touffu qu’est Satellite avec une intense envie de créer et de changer le monde : ce n’est pas rien !

1 Les artistes ayant participé aux résidences sont les suivants : des États-Unis, Louis Aguilar, Jason Botkin, Cog•nate Collective (Misael Diaz et Amy Sanchez Arteaga) ; du Québec, Patrick Beaulieu, Constanza Camelo-Suarez, Sylvie Cotton, Peru Dyer Jalea alias Peru143, Nicole McDonald-Fournier, Jean-François Prost et Douglas Scholes ; du Mexique, Daniel Godínez Nivón et Lucía Hinojosa Gaxiola.

Sylvie Cotton, SATELLITE – Mexico (2018). Courtoisie de Dare-Dare