29e FIFA: Toujours à la hauteur
Depuis 29 ans déjà, le Festival International du film sur l’art offre une panoplie de films d’art et sur l’art explorant l’ensemble des disciplines artistiques. Sous l’œil expert de son directeur, René Rozon, la sélection, année après année, réserve sa part de surprises dans les domaines aussi variés que la danse, la peinture, la sculpture, le design, l’architecture, la musique, la littérature, le théâtre, le cinéma, les arts médiatiques et même la bande dessinée.
Ce qui distingue cette année des précédentes tient au nombre considérable de longs métrages (plus de 90 minutes) qui ont pris l’affiche, attestant une volonté des cinéastes de sortir des contraintes du format télévisuel (52 minutes) pour laisser respirer leur sujet. Le directeur du FIFA espère y déceler une tendance qui ira s’affirmant, puisque la diffusion sur grand écran a souvent valeur de consécration pour un cinéaste. Certes, une bonne partie des films présentés au FIFA ne méritent pas ces honneurs et peu de documentaires atteignent les salles. Tel est le cas notamment des émissions de la série anglaise The South Bank Show, produites par ITV, ou encore de la série American Masters, produites par PBS. Malgré des figures « iconiques » (Elia Kazan, Francis Bacon, Debussy, Pavarotti…) et des réalisateurs parfois célèbres et chevronnés (Martin Scorsese et Ken Russel), il n’y a guère avantage à voir ces films sur grand écran. Mais y avoir accès n’est pas négligeable. Ne serait-ce que pour cela, leur présentation peut se justifier.
Cette année encore, le palmarès a récompensé quelques-uns des films les plus marquants de la sélection. Tant mieux, puisqu’on pourra les voir ou les revoir à l’occasion de la tournée du FIFA1. De ce nombre, le magnifique Antwerp Central Station de Peter Krüger (voir encadré) se distingue par sa forme autant que par son sujet. Il a largement mérité son Grand Prix et rejoindra dans nos souvenirs émus les quelques « grands » films révélés au fil des éditions. Le Prix du Jury est allé à Patrice Chéreau : le corps au travail de Stéphane Merge, un passionnant portrait de la « bête de scène » qu’est ce précoce metteur en scène et acteur de talent et que l’on suit de l’opéra au théâtre en passant par le cinéma. Le Prix de la Création est allé au lumineux Joan Sfarr (dessins) de l’acteur-réalisateur Mathieu Amalric, une belle incursion dans l’univers particulier du bédéiste français. Un de nos coups de cœur. Parmi nos coups de cœur non primés, Paris, les années lumineuses de Perry Miller Adato, un fascinant long métrage de deux heures qui souligne l’influence qu’exercent ces artistes installés dans la capitale mondiale de l’art qu’est Paris entre les deux guerres sur les créateurs américains qui vont s’épanouir après la Seconde Guerre mondiale. Le film aurait certes gagné à être un peu resserré. À vouloir tout traiter (peinture, littérature, musique, etc.), il arrive que l’on perde le fil… Qui trop embrasse…
Surprise : le Prix du Portrait à Basquiat, une vie de Jean Michel Vecchiet, une évocation plutôt académique du peintre new-yorkais ; un bel exemple de téléfilm peu inventif pour un personnage ultracréatif. On lui a préféré The Year of Anish Kapoor de Matthew Springford et Poet on the Stone : Izumi Masatoshi de Kenji Hayashi, aux traitements plus poétiques, bien qu’assez traditionnels. Mais c’est là une critique que l’on pourrait faire à une bonne partie des films présentés. Le Prix Lilian Stewart pour les Arts du Design est allé à Bauhaus – Model and Myth de Niels Bolbrinker et Kerstin Stutterheim, un film complexe doublé d’un travail colossal entamé il y a 10 ans qui mérite les éloges. Le Prix Tremplin pour le monde ARTV a été attribué à Dix fois Dix de Jennifer Alleyn (Canada), film auquel nous avons trouvé bien peu de qualités. Le Prix du meilleur film canadien a été accordé à Saint-Denys Garneau de Jean-Philippe Dupuis (que nous n’avons malheureusement pas vu), tandis que celui du public a couronné le film d’ouverture, Sur les traces de Marguerite Yourcenar de Marilu Mallet. Côté télévision, le Prix du meilleur film a récompensé Niki de Saint-Phalle et Jean Tinguely, les Bonnie and Clyde de l’art de Louise Faure et Anne Julien, un joyeux double portrait de ce couple artistique à nul autre pareil.
De nombreux événements spéciaux se sont déroulés tout au long du Festival. Parmi ceux-ci, le vernissage d’une installation filmique d’Alain Fleisher présentée à la Cinémathèque québécoise, des classes de maître de Fleisher et Melvyn Bragg, des discussions autour de films dont la soirée Roméo Savoie : La peinture au corps parrainée par Vie des Arts (voir page suivante).
Enfin, le FIFA s’est doté pour la première fois d’un espace consacré au marché international du film sur l’art où ont eu lieu des activités qui ont favorisé des échanges entre producteurs, réalisateurs, distributeurs et diffuseurs en vue d’accroître le rayonnement du film sur l’art à l’échelle mondiale.
Somme toute, la programmation variée de la 29e édition du FIFA a permis à chacun d’y trouver son compte. À condition d’avoir du temps et d’acheter ses billets en avance, car beaucoup de séances affichaient complet. Ce qui a certes réjoui les organisateurs, mais déçu les adeptes de la spontanéité.
(1) Elle débute cet automne au Musée des beaux-arts de Montréal et se poursuit dans une vingtaine de villes.
Antwerp central station: un chef d’oeuvre
Le film Antwerp Central Station est un long métrage qui se définirait comme un film d’art sur l’art. Il procède de la fiction et, à ce titre, s’éloigne d’emblée du docu-fiction, genre bien connu et exploité pour exprimer en particulier l’absence de faits avérés dans une reconstitution historique. Ce long métrage n’appartient à aucune catégorie documentaire précise. À vrai dire, il s’agit d’une création cinématographique dont le personnage principal est une gare, la gare d’Anvers.
Le réalisateur et scénariste Peter Krüger invite ses spectateurs à suivre une narration verbale et visuelle. C’est un écrivain qui parle : il joue le rôle d’un enquêteur, d’un historien, d’un romancier, d’un inspecteur en bâtiment… La gare se présente à la fois comme le lieu de l’enquête et comme le témoin principal des événements petits et grands qui se déroulent à Anvers entre l’inauguration du bâtiment (seconde moitié-fin du XIXe siècle), les guerres mondiales (première moitié du XXe siècle) et aujourd’hui (début du XXIe siècle).
Il faut souligner que la gare d’Anvers est d’une envergure impressionnante. Sa façade, son portail et son hall d’entrée ont des proportions comparables à celles d’une cathédrale. Le corps du bâtiment et ses dépendances, que coiffe une armature de fer et de verre, recèlent sous leur éclat et leur puissance des entrailles d’une troublante sensualité. Les convois de trains qui vont et viennent et qui déversent leur flot de voyageurs sur les quais contribuent à donner son caractère charnel et féminin à cette prodigieuse construction qu’est la gare d’Anvers, monumentale reine de beauté architecturale. Car il y a une touche d’ironie dans le récit que donne l’écrivain de ses rapports avec cette forte et fière fille, tantôt placide, tantôt aguichante, à laquelle des cohortes d’ingénieurs, d’architectes et d’ouvriers s’échinent à « refaire une beauté ». D’ailleurs, elle ne se prête pas toujours avec complaisance à une cure de rajeunissement (des travaux de restauration, bien sûr) qui la parent des atours d’une séductrice, mais aussi de ceux, bienveillants, d’une madone laïque protectrice de la ville.
Les gares sont des lieux de rencontres amoureuses, voire de rendez-vous clandestins. L’écrivain-enquêteur a connu autrefois une jeune fille qui… Mais d’autres événements se tramaient avec leurs complices et leurs résistants discrets… Le réalisateur joue sur l’équivoque de ce registre pour évoquer les heures tragiques où la gare d’Anvers a servi à déporter des milliers de Juifs, il montre par souci de contraste et de vérité le hall de la gare accueillant une fois par semaine des danseurs de tango…
Fiction ? Réalité ? Surréalité ? Peter Krüger amalgame avec adresse les récits qu’il colore ou qu’il traite en noir et blanc pour donner un caractère d’archive authentique aux souvenirs qu’évoque son écrivain-narrateur auxquels acquiesce la gare d’Anvers, personnage silencieux qui n’a rien d’une métaphore. Un chef d’œuvre ? Il faut se risquer à le dire.
Antwerp central station
Réalisation et scénarisation : Peter Krüger
Narration Johan Leysen
90 minutes couleur et noir et blanc, 2010
Néerlandais (sous-titres : anglais)
Belgique
Grand prix du Festival international
du film sur l’art 2011
Modestie et grandeur de Roméo Savoie
Comment être un artiste en Acadie ? Telle est la question qu’aborde sans jamais la poser directement Monique LeBlanc, réalisatrice du film Roméo Savoie, la peinture au corps en regardant vivre et travailler le grand peintre qu’est Roméo Savoie. L’artiste s’adresse à la caméra, c’est-à-dire aux spectateurs qui l’écoutent ainsi évoquer, et parfois commenter, sa condition d’artiste dans son milieu et, par extension, au sein du monde de l’art.
L’essentiel du film se déroule dans la maison atelier de l’artiste que la réalisatrice montre au travail. Dans une succession de séquences fondues enchaînées, Roméo Savoie, que l’on voit retoucher un tableau, méditer devant une toile, mélanger des couleurs, agencer des objets, livre ses pensées à propos de ses méthodes de création : « Il y a une intrigue dans le tableau », dit-il, laissant entendre qu’il s’efforce de débusquer une chose insolite. Il invite finement ainsi le spectateur à la découvrir à son tour, quand bien même elle serait difficile à percevoir.
Bien vite, dans le film, se pose la question de l’isolement. L’artiste admet que son milieu est plutôt réfractaire à la culture innovatrice, à l’aventure de la création, à l’art tout simplement. Il ne trouve guère de grande stimulation auprès de son entourage ; il s’en accommode, conscient néanmoins que, tout en étant enraciné en Acadie et exprimant à sa manière l’essence de la terre où il vit, il est relié au monde de l’art, un monde où son action se mesure à celle de ses confrères les plus grands, Kiefer, Rauschenberg, Rothko, Tapiès, dans un dialogue constant. Or le lien entre son environnement immédiat et sa peinture passe par la matérialité de son corps d’artiste. « Le corps, dit-il, réagit à ce qui se passe sur le tableau. » Il ajoute : « Le tableau, c’est comme une femme. Il faut lui donner énormément d’attention pour qu’elle révèle sa beauté. Il faut répondre à ce que demande le Temps. Le tableau sait où il veut aller. » À plus de 80 ans, Roméo Savoie apparaît comme un personnage empreint de sagesse, mais non dénué d’un tempérament dont il ne peut réprimer la vivacité lorsqu’il aborde, par exemple, la question du sens d’une œuvre pour celle ou celui qui la regarde. « Quelle réaction le tableau suscite-t-il ? Pourquoi ? Comment ? » interroge-t-il.
C’est tout le mérite de Monique LeBlanc d’avoir su capter des moments qui offrent de Roméo Savoie un portrait tout en nuance, celui d’un grand artiste qui, au nom de tous les siens et, plus largement, en sa simple qualité d’homme, se trouve aux prises avec l’infini et s’en acquitte avec modestie et grandeur. Un film magnifique.
ROMÉO SAVOIE, LA PEINTURE AU CORPS
Réalisation : Monique LeBlanc
Production : Cinimages production (Moncton, Nouveau-Brunswick), 2010
54 minutes