S’il fallait trouver un dénominateur commun aux expositions de la 54e Biennale internationale d’art de Venise, il faudrait dire qu’il n’y en a pas. Son absence serait concertée et inévitable. Elle est contenue sans doute dans le titre, qui en fournit le thème : ILLUMInations. Ce mot forgé pour l’occasion contient les multiples lectures qu’offrent à la fois l’exposition centrale réunissant les œuvres de 89 artistes organisée à l’Arsenale et celles proposées dans les pavillons de 32 pays, dans les Giardini. S’ajoutent encore, cette année, des para-pavillons, des expositions collatérales difficiles à dénombrer et une cinquantaine de pavillons nationaux disséminés dans les palazzi de Venise. Il faudrait encore prendre en compte les expositions spontanées et celles qui ont germé dans les environs de la Sérénissime. Ainsi, la manifestation regrouperait 82 pays et plus de 1 000 artistes. Elle se qualifie comme la plus importante jamais présentée à Venise. Il est humainement impossible de tout voir. L’absence d’unité serait dès lors l’unité de la 54e Biennale. Oui, mais pas tout à fait quand même.

Un mot d’abord sur ILLUMInations, le thème choisi par Bice Curiger, commissaire de la Biennale. L’allusion à la lumière est évidente ; s’y juxtapose le mot nation considéré dans son acception large « d’autodéfinition d’elles-mêmes que se donnent des communautés de gens soucieux de vouloir vivre ensemble » ; il ne s’agit donc pas seulement des États souverains.

Mais surtout ILLUMInations est écrit à la forme plurielle donnant accès par là à la lumière par laquelle chaque nation éclaire le monde, ainsi qu’à la pluralité des éclats de lumière que les œuvres des artistes sélectionnés annoncent. En même temps, ce titre fait référence aux Lumières nées au XVIIIe siècle en Europe, Lumières associées aux concepts de raison et de connaissance. À l’opposé, Bice Curiger n’esquive pas l’allusion aux Illuminations d’Arthur Rimbaud et de Walter Benjamin, celles-là propres aux inspirations fulgurantes non raisonnées et non raisonnables qui traversent les créations artistiques.

Comme les biennales précédentes, la 54s’efforce de correspondre aux attentes d’un public curieux de découvrir des « formes avancées de création contemporaine ». Ce n’est donc pas une mince surprise que de trouver au beau milieu du circuit trois tableaux du peintre Tintoret (XVIe siècle) auxquels répondent des propositions de divers artistes actuels, notamment celles de Monica Bonvicini : les subtils reflets de son immense tenture murale (3 x 15 m) se donnent pour une contemporaine Annonciation. En « sélectionnant » Il Tintoretto, Bice Curiger se défend de toute intention de provocation ; elle parle, au contraire, de stimulation. Elle explique qu’il lui a paru naturel d’associer un artiste vénitien qu’en son temps ses audaces (notamment ses représentations de la lumière) ont marginalisé. Rien de nouveau donc sous le soleil de l’histoire de l’art.

Contrastes, contradictions…

Comme d’habitude, l’immense hangar que constitue l’Arsenale offre une succession d’œuvres (installations, sculptures, vidéos, films, peintures…) des artistes sélectionnés. Cependant, en face de l’entrée, l’artiste chinois Kwok Mang-Ho alias Frog King (Hong Kong) propose, en tant qu’exposition collatérale, un incroyable capharnaüm qui tient à la fois du bazar et de la boutique de vieilleries regorgeant d’innombrables objets kitsch, de vêtements entassés ou séchant sur des cordes à linge, mais aussi de lunettes pour voir autrement ce merveilleux désordre dès lors perçu comme une représentation symbolique du monde actuel. En réponse à cette installation libertaire, un para-pavillon logé dans le hall de l’Arsenale est occupé par une installation de l’artiste chinoise Song Dong intitulée Enclosure Movement. Avec pour cloisons des portes de vieilles armoires et des armoires elles-mêmes, elle reconstitue une habitation où ont dû vivre dans une très grande promiscuité de nombreuses familles sans parfois distinguer ce qui relevait de l’espace public ou de la vie privée ; une pagode trône juste à côté de ce logement de fortune. Ainsi, dès le début, le ton est donné : la 54e Biennale sera la biennale des contrastes, des contradictions, des coups de cœur.

L’œuvre qui suscite le plus d’émerveillement est assurément Clock, de Christian Marclay (Lion d’or de la Biennale). Il s’agit d’un film qui dure vingt-quatre heures. Il est le résultat d’un minutieux travail de montage de centaines de séquences tirées de films célèbres qui ont toutes en commun de présenter leurs protagonistes aux prises avec le temps. Or, l’heure qu’indique la montre, l’horloge ou le réveille-matin que consulte le personnage que l’on voit à l’écran est exactement l’heure qu’indique la montre des spectateurs qui regardent Clock. La prouesse est d’autant plus remarquable que les séquences s’enchaînent avec une cohé­rence souvent stupéfiante. L’idée de ce film n’est-elle pas lumineuse ?

Au passage, l’installation fondante composée de la reproduction en cire et paraffine par Urs Fisher (Suisse) de L’enlèvement des Sabines (1583), marbre de Giovanni Bologna, face à un spectateur (il s’agit de l’artiste Rudolf Stingel) en cire lui aussi et qui devait observer la célèbre sculpture avant, comme elle, de se désagréger a bien valeur d’illumination dans son rôle de memento mori.

Lumière, demi-teinte, clair-obscur…

Avec un peu de patience, il est possible de goûter The Ganzfeld Piece, le bain de couleur diaphane et changeante de James Turrell (États-Unis). Paradoxalement, la lumière obscurcit l’espace et aplanit les reliefs architecturaux au point de les dissoudre. Elle procure ainsi pour le visiteur la sensation physique d’être intégré à la longueur d’onde d’où émane la couleur.

Qu’elles sont impressionnantes les gigantesques sculptures mi-fleurs mi-arbres aux feuilles démesurées d’Adrian Vilar Rojas (Argentine) regroupées sous le titre El Asesino de tu herencia (Le meurtre de ton héritage) ! Véritables monstres de béton, juchés sur de grossières colonnes, ces végétaux plongés dans une pénombre peu rassurante dévorent littéralement l’espace.

Fascinante lumière que celle émanant de L’Arche noire de Shadia Alem (Arabie Saoudite). Les reflets des milliers de demi-sphères entre elles et sur des structures cubiques d’acier prennent les proportions d’un hymne au silence.

Extravagante clairvoyance

De tous les pavillons nationaux, celui de la Suisse se singularise le plus. Thomas Hirshhorn y a conçu et réalisé Crystal of Resistance, une installation gigantesque (elle occupe tout le volume de l’édifice). Elle répond à une ambition que l’artiste exprime ainsi : « donner une forme qui puisse créer les conditions de penser quelque chose qui n’existe pas, de nouveau, d’inattendu ». Il s’agit d’un chaos dont le motif tourne autour de la notion de cristal, structure minérale parti­culièrement résistante et dont les propriétés physiques et chimiques sont remarquables. Soudain modeste, Hirshhorn déclare : « Je veux que mon travail ressemble à l’esthétique d’une discothèque de province décorée avec peu de moyens. » Succès complet : l’encombrement est total, l’immersion du visiteur dans l’amoncellement des objets les plus hétéroclites est garantie.

Au pavillon de l’Italie, pour célébrer le 150e an­ni­versaire de l’indépendance, Vittorio Sgarbi n’a rien trouvé de mieux que de réunir les œuvres de quelque 2 000 artistes réalisés au fil du dernier siècle et demi. Il y en a de tous les genres, pour tous les goûts. C’est formidable ! Au milieu de cette large sélection se sont glissées les créations de cinq Italo-Canadiens : Mario Merola, Tony Calzetta, Lucia Mastropasqua, Vincenzo Pietro­paolo et Francesca. La galerie montréalaise YellowFishArt s’est empressée de leur consacrer une exposition collective, Biennale de Venise oblige !

En donnant une couleur sportive et, par là, irrévérencieuse et narquoise à ses vidéos et à ses installations, le tandem Jennifer Allora et Guillermo Calzadilla (Porto Rico), sous le titre Gloria, donne au pavillon des États-Unis un caractère politique et critique aussi surprenant que rafraîchissant. Les deux commissaires présentent, par exemple, des gymnastes se servant d’un fauteuil d’avion comme cheval d’arçon. À l’extérieur du pavillon, un impressionnant char d’assaut est retourné : ses chenilles en action servent de tapis d’entraînement pour des amateurs de jogging.

Le pavillon de la France est constitué d’un montage complexe réalisé par l’artiste Christian Boltanski et une équipe d’ingénieurs. Il s’agit d’un gigantesque dispositif mécanique, une sorte de presse, qui « imprime » des bébés (il s’agit de photos noir et blanc). On décompte ainsi les naissances à l’échelle mondiale. Des éléments complémentaires viennent renforcer la symbo­lique de l’installation, métaphore sur la destinée humaine ; naître au bon moment, dans un bon endroit…. Le caractère spectaculaire et un peu industriel de l’installation sauve le projet de sa banalité.

Lumière encore au pavillon britannique que Mike Nelson métamorphose en taudis jadis habité par un photographe comme en témoignent les épreuves suspendues sur une corde à linge à proximité d’une chambre noire. La reconstitution est criante de vérité.

Ombres sombres, noirceurs…

Lumière toujours, quoique moins tamisée mais surtout décevante, du pavillon allemand déguisé en église et que profane avec la colossale finesse d’un potache boutonneux – à titre posthume – Christoph Schlingensief. Décevante aussi la succession de portraits de Markus Schinwald dans le pavillon autrichien.

Que dire du pavillon du Canada ? Il est minable. Le visiter, c’est être submergé par un sentiment de honte. Comment les responsables du Musée des beaux-arts du Canada et ceux du Conseil des arts du Canada ont-ils pu cautionner le choix de Stephen Shearer ? Ses peintures, ses dessins, son poème érigé en murale n’atteignent pas le niveau d’un débutant sans talent. Or, on ne manque justement pas ni au Québec, ni au Canada de très nombreux artistes qui illumineraient de leurs créations sensationnelles les meilleures biennales du monde.

Éclatantes clartés

Du côté des expositions collatérales, celle intitulée Future pass est brillante. Répartis dans deux pavillons, une centaine d’artistes asiatiques offrent un panorama kaléidoscopique des mouvements esthétiques qui vont et viennent entre l’Asie et le reste du monde (principalement occidental). La plupart des artistes parodient allègrement les icônes qui dominent la culture mondialisée vouée à une macdonaldination générale. L’œuvre de l’artiste Wang Mai reprenant l’image de David montrant la tête de Goliath annonce-t-elle le triomphe prochain d’une nouvelle esthétique ? Asiatique, celle-là ?

L’artiste Koen Vanmechelen dénonce depuis longtemps (1989) la vanité des artistes et des scientifiques de toutes les époques et de tous les pays. Dans son installation Nato a Venezia (Venice Project) qui occupe tout le Palazzo Loredan, il intercale des bustes de coqs particulièrement prétentieux et arrogants au milieu des bustes de marbre des plus grandes figures emblématiques des arts, des sciences, des armes, de la politique : Galilée, Dante, Marco Polo, Véronèse… Somptueux.

Enfin, noblesse oblige, l’exposition Glasstress montre avec une délicate et parfois une éclatante lumière les prouesses, mais aussi l’extraordinaire sensibilité, d’une soixantaine d’artistes (sans doute parmi les meilleurs) provenant de tous les horizons de l’art contemporain et qui ont choisi le verre pour matériau.

En guise de conclusion

Voilà une vue bien fragmentaire d’une Biennale qui dépasse son objectif de traditionnelle manifestation-bilan. Peut-être décèlera-t-on dans les partis pris de ce compte rendu l’intention de percevoir combien le thème ILLUMInations est annonciateur de mutations multiples qui vont se produire dans les prochaines années dans le monde des arts