L’art à la table
Événements artistico-culinaires, produits du terroir habillés d’œuvres, restaurants qui exposent les créateurs de la région : les artistes et producteurs multiplient les collaborations, mues par des valeurs et des intérêts de plus en plus proches. Et si l’art se mangeait ?
« Ce qu’il y a sur les murs a toujours été aussi important que ce qu’il y a dans les verres ou les assiettes. » À La Belle Histoire, restaurant situé à Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson, dans les Laurentides, l’art a en effet une place prépondérante. On peut notamment y admirer des œuvres d’Éléonore Durocher-Bergeron, qui mêlent la botanique au corps féminin, ou les peintures en contrepoint de Louise Prescott. Depuis son ouverture en 2019, le restaurant a déjà permis la vente de plusieurs tableaux. « On espère être un moteur pour des artistes comme pour des producteurs », souligne Sophie Allaire, copropriétaire.
La mission artistique du lieu était déjà bien présente du temps où l’établissement s’appelait Le Bistro à Champlain. L’ancien propriétaire, Champlain Charest, a en effet été le mécène de nombreux artistes, de Marc Séguin à Rock Therrien en passant par Louise Prescott – parmi les collectionneurs des œuvres de cette dernière, nombre d’entre eux sont d’ailleurs des vignerons qui l’ont découverte en venant au restaurant. Pour Sophie Allaire, il était donc tout naturel que l’art soit un des piliers de La Belle Histoire, où l’on sert une fine cuisine de terroir. « Le décor évolue : on change les œuvres au fil des saisons et des ventes, comme on change la carte des plats ou des vins. Ça contribue beaucoup à l’expérience au restaurant », assure-t-elle. La copropriétaire ajoute qu’elle exposerait volontiers des œuvres d’artistes de la région pour coller encore plus à la mission du lieu de mettre en valeur le local.
SLOW ART ET REPAS-VERNISSAGE
La gastronomie, un art ? Cela expliquerait peut-être le fait que les amateurs de cuisine et de produits du terroir soient souvent également friands d’art… Parmi les visiteurs du blogue culinaire Tastet, 85 % d’entre eux se disent d’ailleurs amateurs de culture. C’est en s’appuyant sur cette convergence des intérêts que l’organisme Adélard, qui propose aux artistes des séjours en résidence à Frelighsburg, dans les Cantons-de-l’Est, a mis sur pied un événement à la fois culinaire et artistique. « La première année, on a fait un souper-bénéfice au cœur de l’atelier, où on a reçu une dizaine de personnes avec un artiste, raconte Sébastien Barangé, cofondateur et président d’Adélard. On présentait son travail ainsi que les produits des producteurs du coin ; c’était du 100 % local, incluant les vins. » La troisième édition de l’événement aura lieu en août prochain. Cette fois, Adélard s’est associé au chef Éric Gendron (anciennement passé par les restaurants montréalais Lawrence et Manitoba).
Le chef, qui vient de déménager dans la région, travaille de la ferme à la table : pour la Petite table champêtre d’Adélard, il va ainsi élaborer le menu en fonction des produits qui seront disponibles aux alentours au mois d’août. Lors de l’événement, les producteurs présenteront leurs produits et le vernissage d’une exposition des photographies d’Alain Lefort aura lieu en parallèle. « Le point de départ, c’est le constat de cette proximité d’approche et de philosophie entre l’art contemporain et les producteurs locaux, explique Sébastien Barangé. On est dans une région qui compte beaucoup de producteurs, dont plusieurs sont sur notre conseil d’administration. C’est avec eux qu’on a pensé l’événement. »
Il qualifie l’approche très humaine d’Adélard de slow art, une expression qui rappelle justement le slow food. C’est qu’il voit beaucoup de similitudes entre les deux : la résidence d’artiste fait les choses localement, en mettant les gens de la communauté en lien avec les créateurs et en valorisant la solidarité. Le site web d’Adélard propose même une charte de développement durable, qui prône notamment la consommation locale comme la production locale.
ART À BOIRE
C’est dans cet esprit de mêler art et terroir qu’Adélard a créé une bière en collaboration avec un partenaire local, la Brasserie Dunham, dont les trois étiquettes ont été réalisées par les artistes Émilie Bernard, Alain Lefort et Michel Huneault en résidence en 2020. Les collaborations de ce type sont d’ailleurs nombreuses dans le milieu des alcools québécois – citons les bières de la Brasserie du Bas-Canada ou des Grands Bois, ou encore les gins Romeo. « Tout ça a commencé dans le milieu des microbrasseries, inspiré par les bouteilles funky qui se faisaient en Europe. Quand tu laisses une nouvelle génération avoir des idées et quand tu ne les freines pas, de la créativité peut naître de cette liberté », explique Marc Séguin.
L’artiste peintre, également agriculteur et grand défenseur du terroir québécois, a pour sa part réalisé les étiquettes des cuvées du vignoble estrien Pinard & Filles. Il a été séduit par l’approche du vigneron, qui a été parmi les premiers à travailler des cépages vitis viniferas au Québec. « Cette prise de risque m’a plu. Je n’aurais pas embarqué dans le projet sans ça. ll a risqué toutes ses économies pour un produit habillé d’une étiquette qui ne contient quasiment aucune information. » Pour l’artiste, il y a eu un avant et un après Pinard & Filles : « Avant, les étiquettes au Québec étaient calquées sur un modèle à l’européenne, vieillottes et confortables. Là, on s’est rendu compte que les gens achetaient autant le contenu que le contenant. »
UNE FIERTÉ LOCALE
Ces liens forts entre producteurs et artistes s’expliqueraient également par une fierté locale de plus en plus forte : des deux côtés, on s’est décomplexés. « Alors que plusieurs entreprises culturelles d’ici ont connu un énorme rayonnement à l’international, apportant leurs pierres dans cet édifice de fierté, les producteurs se sont rendu compte qu’on faisait bien les choses au Québec, entraînant une appropriation du territoire, analyse Marc Séguin. L’audace qu’on peut voir dans l’art contemporain s’est transmise aux producteurs, ce qui fait qu’on assume un peu plus notre territoire. »
Le maillage s’est alors fait naturellement, et ces produits du terroir ont commencé à s’habiller d’art contemporain. Un territoire est habité par des gens, et qui de mieux pour l’illustrer – au premier comme au second degré – que les artistes qui l’habitent ? « Il n’y a plus de honte à offrir des produits faits ici, contrairement à avant. Aujourd’hui, il n’y a pas un artiste qui refuserait d’être associé par son art à un bon produit d’ici. » Et pour le consommateur, c’est aussi l’occasion de découvrir un artiste via un produit qu’il aime, et vice-versa. Après tout, l’expression parle bien des « arts de la table » !
À la recherche d’expositions à visiter cet été? Les détours de l’été 2021 sauront vous guider parmi les événements estivaux artistiques au Québec!