Ce n’est pas qu’une exposition-bilan où défilent des œuvres acquises au cours des deux récentes années que la Biennale canadienne ! Grandiose, elle affiche un double engagement : un parti pris en faveur des œuvres d’artistes contemporains autochtones et une évidente inclination pour des œuvres critiques à l’égard de la société et de ses mœurs. Et pour la première fois, des créations étrangères sont associées à l’événement et lui donnent un nouveau relief.

Quatrième exposition du genre, la Biennale canadienne présente une sélection d’œuvres acquises par le Musée des beaux-arts du Canada depuis 2014. Magnifique déploiement d’installations, de peintures, de photographies et de sculptures de premier ordre ; certaines des réalisations remontent donc à quelques années. C’est le cas, par exemple, de : Représentation isolée du temps qui passe, 2001de Brian Jungen et de Notes d’Allemagne/d’après Lucrèce/De rerum natura, 2013, de Shelagh Keeley.

Jonathan Shaughnessy, commissaire principal de la Biennale, explique que les acquisitions du Musée se décident selon des critères serrés qui ne tiennent pas compte du fait qu’il y aura une biennale1. On peut donc en déduire que le choix des thèmes dépend d’une certaine actualité. À ce sujet, on remarquera que le nombre d’œuvres signées par des artistes autochtones s’alignent, par la force des choses, sur la politique de réconciliation que mettent de l’avant le gouvernement du Canada et ses agences de subventions et, par la suite, toutes les entreprises et les établissements qui bénéficient d’une aide financière ou matérielle de l’État. Le MBAC, vaisseau amiral en matière d’arts visuels, ne se soustrait pas à ce mot d’ordre.

D’une manière générale, l’exposition de ces œuvres reflète plus la position humaniste et pacifiste des conservateurs que celle exprimée directement par les productions autochtones. Celles-ci semblent axées davantage sur l’esthétisation de la culture, de l’histoire, de la spiritualité et d’anecdotes incroyables. Elles sont cependant essentielles à la compréhension des différences qui, loin de diviser, se doivent d’unir. Bref, il est important de mieux connaître la singularité de ces peuples afin de tirer parti de leur quête de sagesse.

Pastiches et parodie

Si la Biennale canadienne 2017 offre un concept original et unique au Canada, les objets présentés sont très réussis. Ils touchent à tout ce qui inquiète aujourd’hui. D’ailleurs, les explications sur chaque pièce sont didactiques : un beau travail intellectuel qui respecte le public.

Cette année, le Musée a inclus des œuvres d’artistes étrangers. La formule sera maintenue à l’avenir car elle permet de situer le travail canadien et sa résonance à l’extérieur du pays. Un dialogue fort pertinent est ainsi établi.

Parmi les œuvres singulières de l’exposition, Inagaddadavida, 2015de Shuvinai Ashoona et Shary Boyle, propose un processus qui détonne par rapport à ce que l’on connaît. En effet, ces deux artistes ont mis au point une manière de créer ensemble qui leur permet de travailler à distance sur une pièce commune. À l’occasion, l’une d’elles se déplace, mais rarement. On remarque d’ailleurs à peine les différences de style dans leur imposant dessin. Harmonisé dans un ensemble cohérent, il évoque notamment les vagues de suicides chez les jeunes autochtones, écrit la conservatrice Christine Lalonde2. Il s’érige également en tant que symbole de rapprochement entre les peuples. Il est important de souligner d’emblée qu’il ne s’agit pas toujours de productions récentes.

Sur une note sarcastique qui caractérise une partie de sa production décapante, Kent Monkman, dont l’installation ouvre pratiquement la Biennale, campe une théâtralisation parodique de l’histoire de l’art. Les différents mouvements sont personnifiés par des malades agonisants dont les figures reprennent les caractéristiques de certaines périodes : romantisme, cubisme, art conceptuel et performance. Dans un décor de chambre d’hôpital, un téléviseur projette la parodie d’une série dont la principale protagoniste n’est nulle autre que l’alter ego de Monkman, Miss Chief Eagle Testickle. Infirmière vedette, elle s’emploie à aider les malades, en particulier une Demoiselle d’Avignon, à surmonter un dur moment : ce choix esthétique qui désynchronise le cours de l’art. Hilarante et hérétique justification de la nature de l’art actuel dont Monkman critique l’évolution et l’hermétisme.

Autres pièces spectaculaires, celles de Nick Cave, Andréas Gursky et Steven Shearer, dont la démesure émerveille les visiteurs. Avec la sculpture intitulée Soundsuit, 2015, Nick Cave, qui se revendique comme homosexuel, a voulu dénoncer la violence dont sont victimes les personnes de sa communauté. Il a réalisé une sorte d’armure géante dont est revêtu un chevalier qui émet des sons surprenants. Bijoux kitsch, ayant la forme d’un corps humain, dont la tête évoque un porte-voix, le personnage est réalisé de matières précieuses et clinquantes qui contrastent avec la dénonciation sociale de l’intolérance. Pour Gursky, la photographie Kirchentag, 2013, met en scène une démesure construite à partir de nombreuses prises de vue qui, rassemblées de manière à créer une logique, ont pour effet d’étourdir le regardeur. Rappelant que l’œil et le jugement sont parfois trompeurs, l’artiste enseigne un certain scepticisme en toutes choses. Également sur le mode de l’accumulation, Steven Shearer dans Le Sommeil II, 2015, a photographié des milliers de dormeurs. Comme le visiteur ne les connaît pas personnellement, il se prend à se questionner sur leur identité respective. L’artiste explique qu’il fait le choix de ses photos à partir du web, se laissant porter par son empathie. Pour celui qui regarde une telle mosaïque, la singularité de chacun de ces êtres humains provoque la critique de préjugés potentiels, les siens ou ceux des autres.

Nick Cave, Soundsuit, 2015, Techniques mixtes, corne de gramophone, oiseaux en céramique, fleurs en métal, perles enfilées, tissu, métal et mannequin, 284,5 × 150 × 122 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa © Nick Cave, avec l’autorisation de Jack Shainman Gallery, New York, Photo : MBAC

Métaphore

La Biennale présente aussi plusieurs installations. Parmi celles-ci, il faut retenir celle de Mika Rottenberg intitulée NoNoseKnows, 2015. Après avoir traversé une petite salle, où de grands sacs de perles semblent en attente d’une livraison chez un distributeur, le visiteur est invité à entrer dans une seconde salle où une projection vidéo sur grand écran est en cours. Pour réaliser cette vidéo, Mika Rottenberg s’est rendue à Zhuji, en Chine. Elle a filmé des femmes qui travaillent à semer, récolter et trier les perles. Sorte de documentaire surprenant, qui offre des scènes de lieux insalubres, où pourtant les Chinoises travaillent jusqu’à épuisement, la vidéo donne également à voir des scènes complètement surréalistes où des bulles de fumée éclatent et où une femme respire des fleurs avec un nez qui ne cesse de s’allonger. Humoristique, mais combien sérieuse et dramatique, cette œuvre fait vite prendre conscience des conséquences du capitalisme et du goût du luxe qu’il favorise en général. Les perles de culture, signes extérieurs de richesse et de haut statut social, sont ici la métaphore de tout un système d’exploitation où l’écart des conditions de vie entre ceux qui produisent et ceux qui consomment ne cesse de s’agrandir de manière totalement absurde.

Plus grand que nature

Toujours sur le thème de la consommation, l’installation Canadassimo (2015), du groupe québécois BGL, met en scène un dépanneur, l’œuvre même que le trio d’artistes a présentée à la 56e Biennale de Venise. Comme la fabrication des perles dans NoNoseKnows évoquait le luxe des favorisés, l’inventaire du dépanneur présente ici un style de vie où on consomme des produits dont l’abus est nocif pour la santé. Les deux installations critiquent deux travers qui caractérisent notre société occidentale : le capitalisme et la malbouffe.

Sur une autre note, deux photographes présentent des univers réels, cependant si étranges que l’on pourrait ne pas y croire. La série Baobab, 2010, que réalise la photographe Élaine Ling, « conjugue habilement le voyage entendu comme déplacement physique dans l’espace et le voyage intérieur », écrit Andréa Kunard. La technique est par ailleurs remarquable. Kunard ajoute, qu’en y regardant de plus près, le processus de fabrication est visible et permet de constater « les marques laissées par l’émulsion sur la bordure de la photo », ici, l’ombre de chèvres à l’avant-plan3. Mais au-delà de ces caractéristiques formelles, les photographies de Ling révèlent des territoires inconnus tellement puissants visuellement qu’ils dépassent l’ordinaire, en route vers le remarquable, et donc, vers le spirituel. La nature est ici sublime par sa force déployée.

En contrepoint, les photographies d’Ursula Schulz-Dornburg sont inspirées de celles des Allemands Bernd et Hilla Becher, et présentent des structures d’abribus typologiques. Sculptures en soi, ces monuments à l’absurdité peuvent être vus comme des vestiges d’idéologies totalitaires. Si l’artiste veut révéler les styles anachroniques d’une architecture qui nous est étrangère et qui construit le doute par rapport à la sagesse de nos sociétés en matière de futur, le travail de Ling questionne la notion de spirituel et ce qui est considéré comme « plus grand que nature ».

Comme il est impossible de parler de chacune des œuvres de la Biennale canadienne 2017, vu le nombre imposant d’artistes (il y en a 52), force est de constater que la qualité des œuvres est au rendez-vous. Même si faire des choix relève de la subjectivité, les productions sélectionnées pour la Biennale sont fondées sur la recherche d’un fil conducteur qui souligne l’apport positif et critique du monde de l’art à l’égard de la société. D’ailleurs, l’éloquent texte de Jonathan Shaughnessy nous instruit fort bien sur les préoccupations qui ont sous-tendu les différentes sections du circuit de l’exposition. Fruit d’un dialogue entre conservateurs, l’événement pose des questions essentielles sur l’avenir de l’humanité en relayant certaines dénonciations à travers des styles et des stratégies variées.

Seul musée à disposer d’un budget d’acquisitions aussi important au Canada, une exposition tous les deux ans est parfaitement justifiée. On se plaît à souhaiter que d’autres musées puissent, eux aussi, mener à bien un travail aussi fondamental. D’ailleurs, pour pallier cette difficulté, le MBAC a développé une collaboration stratégique avec le Musée des beaux-arts de l’Alberta (AGA). Quelques œuvres y sont présentées. Quoi qu’il en soit, il faut au moins signaler que le catalogue de la Biennale est fort complet. 

Biennale canadienne 2017
Commissaire : Jonathan Shaughnessy
Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa
Du 19 octobre 2017 au 18 mars 2018

(1) Propos recueillis lors d’une entrevue avec le commissaire de l’exposition, Jonathan Shaughnessy, à Ottawa le 22 novembre 2017.

(2) Jonathan Shaughnessy, Biennale canadienne 2017, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa, 2017, p. 61.

(3) Jonathan Shaughnessy, Biennale canadienne 2017, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa, 2017, p. 172.