Le travail de la matière et les savoir-faire artisanaux prennent de plus en plus de place dans le milieu de l’art contemporain, ce qui inspire de nouvelles conversations sur les questions de high art et low art chez les artistes comme chez les amatrices et amateurs d’art. Dès que l’on se retrouve sur le terrain de l’art contemporain, peu importe le contexte d’exposition, une constante demeure : jamais ne présente-t-on ces œuvres, qu’elles emploient la céramique, le textile, le verre ou autre, comme étant le fruit de pratiques en métiers d’art.

Étant moi-même issue du milieu des métiers d’art, je connais bien le discours entourant la hiérarchie des pratiques, qui tend à conférer aux métiers d’art un statut moindre comparativement à celui que l’on attribue aux arts visuels. Au-delà de leur hiérarchisation, il y a aussi une séparation nette entre ces deux champs de pratique, comme s’il était impossible de les faire cohabiter. Pour arriver à sauter cette frontière, la solution privilégiée est tout simplement d’éviter l’appellation métiers d’art, et tout le langage qui peut y être associé. Même le célèbre MAD Museum, à New York, s’est d’abord appelé Museum of Contemporary Crafts, puis American Craft Museum, avant de prendre le nom de Museum of Art and Design en 2002, évacuant ainsi le terme métiers d’art1.

Pourquoi donc considère-t-on toujours ces deux domaines comme étant mutuellement exclusifs ? Toutes les institutions du milieu culturel sont construites selon cette division catégorique : la loi sur le statut de l’artiste, les programmes collégiaux et universitaires en arts et en métiers d’art, les programmes de subventions, les institutions muséales, les mandats des centres d’artistes et des galeries. Quand on pense aux métiers d’art, on pense immédiatement au Salon des métiers d’art, événement consacré au savoir-faire d’ici. Or, ce dernier ne représente qu’une infime partie des possibilités en ce qui a trait au travail de la matière.

Alissa Bilodeau, À l’orée des bois (2020) Laine synthétique, installation éphémère, 220 x 189 x 13 cm. Photo : Stéphane Bourgeois

Un article paru en août dans Le Devoir intitulé « Quand l’artisanat trouve ses lettres de noblesse » parlait de la résurgence des pratiques « artisanales » dans le milieu de l’art contemporain. D’entrée de jeu, le journaliste amenait son sujet en parlant de « pratiques artistiques longtemps considérées comme des métiers d’art »2, comme si les artistes en question s’affranchissaient de ce sous-domaine pour enfin entrer dans la cour des grands. Le fait de nourrir un discours laissant entendre que certains artistes arrivent à élever le travail de la matière au rang de l’art contemporain, et d’exclure soudainement leur travail du domaine des métiers d’art, ne contribue qu’à consolider une hiérarchie qui témoigne d’une méconnaissance et d’un désintérêt pour le travail de la matière. Sans rien vouloir enlever à la qualité des œuvres qui se font aujourd’hui, l’exploration et le repoussement des limites en métiers d’art a toujours été là. Le travail des artistes est guidé par celui de celles et ceux qui les ont précédés3.

Doit-on donc repenser la terminologie que l’on emploie lorsque l’on fait référence au travail de la matière ? Avec le terme métiers d’art, on entend de prime abord le mot métier. Ainsi, on pense tout de suite à l’utilitaire, au savoir-faire, aux traditions. Le Conseil des métiers d’art du Québec a d’ailleurs tout un volet de ses activités consacré aux métiers de la conservation et de la restauration du patrimoine bâti : maçonnerie, ferblanterie, charpenterie, ferronnerie, taille de pierre, etc. Même si je me suis toujours trouvé plus d’affinités avec le milieu de la sculpture, je vois bien qu’il y a un lien à faire entre mon propre travail et ces corps de métiers. Ce lien réside dans les savoir-faire précis que demande le travail de la matière, le métal dans mon cas, que je ne pourrais manier avec autant d’aisance si je n’avais pas obtenu une formation pointue en bijouterie et orfèvrerie. Néanmoins, une fois que l’artisane ou l’artisan maîtrise ces savoir-faire, leur application peut prendre des formes infinies. C’est alors que l’on s’éloigne potentiellement du métier proprement dit. Pour celles et ceux qui désirent ainsi faire valoir leur pratique comme de l’art, plutôt que comme l’exercice d’un métier ou d’un service, il est difficile d’orienter leur discours autour du terme métiers d’art.

Je crois toutefois qu’il est important de souligner l’appartenance de créatrices et créateurs à la longue lignée de l’artisanat, lignée dont les recherches et expérimentations matérielles ont pu mener jusqu’à leurs œuvres. Ces artistes, aussi artisanes et artisans, ne l’oublions pas, se doivent de reconnaître ce qui est à l’origine de leur art, des gestes répétés par d’innombrables mains avant les leurs. Lorsque c’est la matière qui dicte le contenu, cet élément doit entrer en jeu au moment de la lecture de l’œuvre. Pourrait-on donc parler d’arts matériels ?4 Les métiers d’art, terme qui pourrait alors être réellement attribué à l’exercice d’un métier, trouveraient leur place au sein de cette grande famille des arts matériels, rétablissant ainsi un lien important que l’on tend à omettre. La dissociation des métiers artisanaux dans le but de pouvoir se joindre à l’art contemporain est problématique, puisque d’une part, elle nie tout le travail d’innombrables générations d’artisanes et d’artisans, mais aussi celui de celles et ceux pratiquant encore aujourd’hui. D’autre part, elle prive le public d’une possibilité de lecture de ces œuvres, qui portent en elles un discours propre à l’artiste, mais aussi, plus largement, l’héritage d’un langage qui s’est construit au fil du temps, et d’une collaboration entre le corps, et la matière travaillée par ce dernier. L’œuvre évoque des idées, mais elle est aussi la trace tangible de l’action du corps.

Les arts matériels, tout comme les arts visuels, doivent pouvoir prendre place fièrement en art contemporain tout en étant nommés, célébrés et reconnus. J’aimerais que l’on puisse, sans gêne, se réapproprier les savoir-faire, le lien étroit avec la matière, l’exécution et le geste.

Les artisanes et artisans peuvent aussi être des artistes. 

1 Craft et métiers d’art sont des termes très semblables, mais ne veulent pas exactement dire la même chose et n’ont pas les mêmes connotations. Toutefois, comme il n’existe pas de traduction exacte pour chacun des deux termes, on emploie en français le terme métiers d’art pour désigner ce qu’on appellerait craft en anglais, ce qui est aussi le cas à l’inverse.

2 Olivier Du Ruisseau, « Quand l’artisanat retrouve ses lettres de noblesse », Le Devoir, 17 août 2022, en ligne, https://www.ledevoir.com/culture/arts-visuels/745803/art-contemporain-quand-l-artisanat-trouve-ses-lettres-de-noblesse.

3 Libre interprétation des propos de la céramiste Linda Sormin : « We (craftspeople) have always been here. We stand on the shoulders of those before us. »

4 Dans les années 1990, la OCAD University, à Toronto, a donné l’appellation « Material Art & Design » à l’un de ses programmes. Ce dernier comprend les volets bijouterie-orfèvrerie et textile, et offre en complément des cours en céramique et en conception de mobilier. À ce jour, c’est le seul programme universitaire au Canada qui emploie le terme « material art ».