Que pouvons-nous apprendre de ce que nous savons déjà ?

En tant que chercheuse, j’ai étudié la relation entre les centres d’artistes autogérés et le concept d’utopie – et j’ai soutenu que le concept ne tient la route que lorsque nous rejetons l’idée de l’utopie comme une destination ou un plan directeur, mais plutôt comme une méthodologie (un concept emprunté à Ruth Levitas), une méthodologie dans laquelle nous fouillons le passé pour imaginer l’avenir. Catherine Bodmer, directrice du RCAAQ, nous a demandé, en ouvrant le forum, quelle était la raison d’être d’un centre d’artistes aujourd’hui, pour les artistes, les membres, le public, les travailleuses et travailleurs ? Pourquoi ces lieux ont-ils émergé et que font-ils aujourd’hui ? Qu’est-ce qui anime le milieu, qu’est-ce qui nous inspire, qu’est-ce qui nous épuise, qu’est-ce qui nous change ? Considérant le thème du forum annuel des membres du RCAAQ à Gatineau (8-9 juin 2023) – Faire, défaire et refaire – affranchissons-nous ! – l’idée de revisiter le passé et de le laisser guider l’avenir ou non, nous a semblé pertinente.

Mais qu’est-ce qu’un centre d’artistes autogéré ? S’agit-il d’un espace créé par et pour les artistes, pour une communauté ? Ou s’agit-il d’un type d’institution défini par des personnes extérieures ? Lorsque j’ai quitté articule en 2021, j’avais besoin de prendre une pause des centres d’artistes. Comme beaucoup de mes pairs, j’étais épuisée par les exigences du secteur, exigences aggravées par plus d’un an de pandémie. Un an et demi plus tard, entourée de la communauté des travailleuses et travailleurs des centres d’artistes au forum, je n’ai pas pu m’empêcher de me tourner vers les éléments positifs de notre milieu.

J’avais été invitée à participer au forum en tant qu’auteure en résidence et animatrice, à la suite d’un texte que j’ai coécrit avec mon amie et collègue Laurence Dubuc (Vie des arts, n° 270), dans lequel nous soulignons les rôles de l’amitié dans la fondation et le maintien des centres d’artistes autogérés, et dans lequel nous ouvrons une réflexion sur la possibilité de faire une pause et de se « réinitialiser » collectivement. Ce texte était né d’une réflexion sur les actions et les résultats de la Journée sans culture de 2015. Lorsque j’ai animé la discussion de clôture au forum, j’ai voulu commencer par réfléchir à ce que signifiait faire une pause, mais j’en ai décidé autrement. Je crois toujours au repos, mais en prenant en considération le thème du forum, Faire, défaire, refaire…, j’ai décidé qu’il était davantage pertinent de proposer ce qui suit : que nous affirmions, collectivement ou non, qu’en tant que milieu, nous sommes réellement en train de prospérer. Ce repositionnement positif, après des années passées à écouter les récriminations selon lesquelles les centres d’artistes autogérés sont en déclin, en péril et en période de décroissance continue – une position à laquelle j’ai moi-même parfois adhéré publiquement – a été déclenché par l’engagement et les propositions des participantes et participants au forum.

Le forum a officiellement débuté jeudi après-midi. Lucile Godet d’AXENÉO7 a ouvert le forum en reconnaissant que La Filature, l’édifice qui abrite AXENÉO7 et DAÏMÔN, est le site d’une ancienne usine de textile, avec un long héritage colonial qui implique une irresponsabilité environnementale envers les voies d’eau locales et la terre sur laquelle l’édifice est situé. C’est un point qui allait revenir plusieurs fois au cours du forum – à la fois littéralement, lorsque nous avons discuté de l’héritage environnemental de la croissance économique à Gatineau, et métaphoriquement, en relation avec l’impact du passé sur le présent, et ce que nous pouvons apprendre en considérant le passé.

En guise d’ouverture, l’artiste invitée karen elaine spencer nous a guidé·e·s dans une marche performative. En tant qu’artiste qui, selon ses propres termes, a trouvé sa voix dans les centres d’artistes autogérés, elle a mentionné sa longue amitié avec Catherine, amitié qui a débuté alors qu’elles se croisaient au centre d’artistes La Centrale galerie Powerhouse dans leurs diverses fonctions, et leur présence (ensemble) au forum était un rappel visuel que, selon les termes de karen, « l’art nous a choisi·e·s et nous avons choisi l’art, encore et encore ».

Lors de la marche-performance de karen, nous avons été invité·e·s à rester dans notre corps, dans l’instant présent, à regarder autour de nous, à ressentir les choses. Elle nous a demandé de ne pas prendre de photos et j’ai choisi de ne pas prendre de notes – dans le but de découvrir ce que nous pouvons apprendre de ce que nous savons déjà. Nous avons marché dans Gatineau, traversé le canal jusqu’à « l’autre côté », réel et métaphorique, où l’on nous a offert une orange, « un espoir de douceur », puis nous avons été invité·e·s à nous poser tranquillement à l’endroit où le Saint-Laurent rencontre la rivière, assis autour d’une sculpture. L’œuvre Boat Sight, créée par l’artiste ontarien John McEwen en 1984, nous invite à réfléchir à l’espace où la nature et la culture s’entrecroisent. karen n’avait pas fixé d’objectif pour la marche ou la performance, elle a seulement dit que « nous sommes ici à cause de la vie et nous avons besoin de nous y connecter, pour sentir en nous ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas ». Son invitation à ralentir et à marcher de reculons à partir de ce point pour traverser un deuxième pont et revenir au point de départ, nous a rappelé qu’en tant que travailleuses et travailleurs de la culture, « nous oublions que nous avons le pouvoir d’écouter ces choses intérieures et que cela peut nous donner la structure dont nous avons besoin ».

Réflexion entre membres. Crédit photo : Amélie Brisson-Darveau, courtoisie du RCAAQ

Lorsque Céline Bureau, espace de résidence d’artistes et de micro-présentation, niché dans un garage du Mile-End et codirigé par Hugo Dufour et Elise Boudreau Graham, a présenté son travail en après-midi, en conversation avec Jean-Michel Quirion du Centre CLARK et M.A. Marleau d’AXENÉO7, l’assistance posait des questions sur la façon dont un espace comme Céline Bureau différait d’un centre d’artistes. Organisé de manière semi-formelle, sans financement de fonctionnement, avec pour mandat de soutenir les artistes émergent·e·s (défini·e·s comme toute personne débutant ou reprenant une pratique et/ou nouvellement installé·e dans la ville), l’espace est souvent comparé à un centre d’artistes des années 1980 et 1990 : par et pour la communauté qui l’entoure, modulable, flexible et surtout autogéré. Cependant, techniquement parlant, Céline Bureau n’est pas un centre d’artistes, du moins pas officiellement. En effet, il ne fonctionne pas selon les directives institutionnelles reconnues par les bailleurs de fonds et n’est pas (encore) membre d’un regroupement régional ou national de représentation. En bref, il répond à un besoin de sa communauté et lorsqu’il s’agit de se développer, il le fait avec cette communauté et non en fonction des exigences d’un programme de subvention.

Aujourd’hui, à mon avis, l’un des plus grands défis des centres d’artistes autogérés est de rester fidèle à la communauté (et à l’amitié !) qui les ont nourris, et nous omettons souvent de demander ce dont elle a réellement besoin, au lieu de décider pour elle ou de répondre au type de financement actuellement disponible. Il faut de la patience pour faire grandir un projet et un milieu sans s’agrandir (en espace ou en offre). karen nous a invité·e·s à ralentir et à écouter ce qui est en nous. Céline Bureau nous a rappelé que nous n’avons pas besoin de réinventer la roue pour être pertinents, mais que nous devons plutôt répondre aux besoins des artistes et comprendre réellement ces besoins.

Plantation d’arbre avec Marie-Jeanne Musiol. Crédit photo : Amélie Brisson-Darveau, courtoisie du RCAAQ

Le lendemain, nous avons été accueilli·e·s par Marie-Jeanne Musiol, artiste, activiste et cofondatrice d’AXENÉO7. Après nous avoir fait visiter le bâtiment pour en tirer des enseignements, Marie-Jeanne nous a invité·e·s à passer à l’action en plantant un arbre sur un terrain litigieux, dont le zonage a été modifié pour accueillir des logements qui ne correspondent pas aux besoins de la communauté locale. Cette action s’est accompagnée de l’installation d’un panneau, qui signalait vigoureusement sa revendication. Comme elle nous l’a rappelé, de nombreux centres d’artistes autogérés québécois ont été créés avec un sentiment d’urgence, il y a 40 ou 50 ans. Ils ont été fondés pour que les artistes puissent avoir des espaces et de meilleures conditions, et pour rassembler les communautés. Aujourd’hui, les centres et les travailleuses et travailleurs culturels qui les dirigent luttent toujours, non plus sous le même poids du manque de fonds et de la précarité caractéristiques des premières années de l’histoire des centres, mais plutôt avec les obligations et les exigences liées à l’institutionnalisation de leurs espaces. Dans ce contexte, Marie-Jeanne a invité les participantes et participants au forum à élaborer des formes d’action collective et à se positionner sur trois thèmes : Prise de risques, Empreinte carbone, Survie et dignité de travail. Les groupes ont utilisé cette période pour évacuer leurs frustrations et suggérer des actions (par exemple, replacer les artistes au cœur du centre d’artistes, à la fois comme élément central et dans leur rôle d’employé·e·s ; l’aide mutuelle, le partage des connaissances, la solidarité ou encore, réaliser une campagne de mobilisation sur vidéo), mais en fin de compte, cette conversation était un peu circulaire. On a reconnu que les problèmes existent, mais que le problème est aussi la solution – ces solutions ont créé un surcroît de travail sans tirer parti des structures existantes, ou bien renforcé le manque de communication et d’engagement de la communauté. On a également reconnu le besoin d’organisations telles que le RCAAQ, qui doivent continuer à défendre le secteur de manière visible, transparente et concertée.

Cela me ramène à la question de l’utopie en tant que méthode. Si dans la situation actuelle des centres d’artistes, nous sommes fatigué·e·s d’inventer des méthodes, de résoudre des problèmes et de trouver des solutions, et qu’en outre, nous avons de plus en plus l’impression de ne pas être autodéterminé·e·s, mais plutôt de devoir répondre aux exigences des bailleurs de fonds, alors que pouvons-nous apprendre du passé pour améliorer notre réalité actuelle ? Pouvons-nous imaginer de travailler avec les bailleurs de fonds et non pour eux, travailler pour nous-mêmes ? Avons-nous besoin de travailler si dur et de manière si urgente ? C’est déjà un risque de choisir ce milieu, de croire en notre propre valeur. Après deux jours passés avec mes pairs, à réfléchir à l’histoire des centres d’artistes et à faire le point sur le présent, je propose qu’un centre d’artistes est un espace communautaire – un espace fondé et opérationnel grâce aux amitiés forgées par ses membres, et qu’il fait partie d’une communauté ou d’un réseau de centres. Il ne fonctionne pas en vase clos. Le Québec regorge d’exemples de projets de soutien aux artistes depuis des décennies. Comme l’atteste le forum, pour faire, défaire, refaire…, le modèle original de l’espace autodéterminé a fonctionné, et le modèle actuel d’une organisation plus institutionnalisée et formelle fonctionne aussi, bien que peut-être avec la frustration occasionnelle de ses exigences et limites. Le problème ne concerne pas la gouvernance de ces structures en elles-mêmes, mais plutôt des questions plus larges et systémiques telles que la lenteur des processus de financement, l’implication excessive du gouvernement dans les structures de financement desquelles il est censé être indépendant, et un manque forcé d’autodétermination dans nos propres espaces – mais si nous prenons le temps d’écouter ce que nous savons déjà, nous connaissons probablement déjà la solution.


Cet article est présenté en partenariat avec le RCAAQ.