Créer confinés. Les autorésidences d’AXENÉO7
Le contexte de pandémie dans lequel nous sommes plongés depuis la mi-mars a considérablement changé le devenir du secteur culturel québécois qui, depuis lors, adapte ses activités pour répondre aux mesures sanitaires d’urgence et à l’injonction de distanciation sociale.
Bien que plusieurs musées, galeries et centres d’artistes aient rouvert leurs portes au début de juin, leur fonctionnement habituel demeure hautement bouleversé et les remises en question des modes de production et de présentation de l’art persistent. Les initiatives numériques foisonnent pour pallier l’impossibilité d’établir des rencontres en personne ; une grande partie de l’offre culturelle se déplace donc vers l’espace virtuel afin de garantir sa diffusion et son accessibilité.
À Gatineau, le centre d’artistes AXENÉO7 a plutôt adopté une approche un peu différente, réagissant aux récentes circonstances par la mise sur pied d’une vingtaine d’autorésidences de création à distance destinées aux artistes et aux commissaires québécois. Les résidences ont débuté en juin et s’échelonnent sur une durée indéterminée, singulière à chaque projet. Pour le centre d’artistes, il s’agit d’une manière privilégiée de mettre ses ressources à la disposition des créateurs culturels tout en poursuivant sa mission qui consiste « à se consacrer au renouvellement des paramètres des pratiques artistiques, à l’amélioration des conditions de production et à la diversification des modes de présentation des arts actuels ». Réalisant la grande précarité qu’engendre la pandémie et l’importance de maintenir des espaces-temps qui favorisent la création artistique, AXENÉO7 offre une bourse de 1 500 $ à chaque lauréat de même qu’une structure d’échange et de partage visant à soutenir les récipiendaires dans leur démarche créatrice.
Chloë Lum et Yannick Desranleau, par exemple, proposent une série de courtes vidéos de performance sur le thème du masque et sur l’idée du milieu domestique comme espace de rêve et de réinvention. Ces sujets sont communs dans la pratique du duo, qui s’inspire du vécu de maladie chronique de Lum. Les œuvres développées dans le cadre de la résidence s’articuleront sur l’évolution du discours sur le masque depuis le début de la pandémie et sur la maison comme lieu de ralentissement, de convalescence et de solitude. La condition pandémique actuelle se présente pour ces artistes comme une occasion de renouveler leurs réflexions sur la maladie chronique et de tisser des liens entre des situations qui se répondent par les enjeux éthiques, politiques et sanitaires qu’elles soulèvent, notamment en ce qui concerne l’isolement, la protection de soi et d’autrui, la santé mentale, l’accessibilité aux soins de santé et la gestion des politiques publiques.
Le très grand nombre de propositions de qualité reçues témoigne, selon Jean-Michel Quirion, directeur d’AXENÉO7, du besoin prégnant de réinvestir les résidences artistiques afin de répondre aux circonstances exceptionnelles.
Informé par les écrits de l’historienne de l’art Reesa Greenberg et par le travail du commissaire d’exposition Vincent Bonin, l’artiste et commissaire Christophe Barbeau prend pour sujet le dispositif d’exposition en tant qu’outil mnémonique. Dans un contexte où l’espace virtuel est de plus en plus investi pour la diffusion de l’offre culturelle, sa proposition se penche sur les manières dont l’univers numérique – plus particulièrement le Web – peut être mobilisé dans une optique de conservation et d’activation d’une mémoire commune des expositions passées. Cela suggère un point de vue intéressant sur les réflexions concernant l’accessibilité à la culture, les correspondances entre les mondes physiques et virtuels, la médiation, l’authenticité et les paradigmes spatio-temporels de l’expérience muséale qui foisonnent depuis le début du confinement. Par des outils de modélisation 3D, Barbeau souhaite créer une série de vidéos faisant la documentation, la médiation et la réactivation d’expositions existantes. Pour lui, ces vidéos feront elles-mêmes office d’expositions – un type d’exposition particulier qui, pour citer Greenberg, « atteste d’une vision dynamique et rhizomique de la notion d’histoire où le passé et le présent sont interreliés1 ».
The Collector, une œuvre de performance interactive numérique et en direct de l’artiste Daniel Barrow, racontera l’histoire d’un adolescent queer qui fait irruption dans un musée fermé pour s’y placer nu, en quarantaine, parmi les portraits enchantés. Par l’entremise de ce récit fantastique, Barrow invite à une réflexion sur la sexualité et sur la romance qui arrive à point nommé. Il est influencé à la fois par sa propre adolescence en tant que jeune catholique gender fluid, par les circonstances d’isolation physique forcée et par la tradition artistique et littéraire qui, depuis plus d’un siècle, lie la sexualité queer à une forme de solitude poétique et glorifiée. Les difficultés interpersonnelles de nature systémique vécues par les personnes queer au quotidien sont dévoilées par l’entremise d’une habile mise en parallèle avec les limitations causées par le confinement.
Voilà quelques exemples parmi les vingt propositions retenues. Au terme de leur résidence, les lauréats présenteront le fruit de leur travail sous la forme qui correspondra le mieux à leur démarche. Ainsi, la programmation d’AXENÉO7 sera marquée jusqu’en 2022 d’expositions en salle, de présentations ponctuelles, de performances, de publications, de conférences, d’ateliers de réflexion et de tables rondes qui seront le fruit de cette période de création particulière.
Le très grand nombre de propositions de qualité reçues témoigne, selon Jean-Michel Quirion, directeur d’AXENÉO7, du besoin prégnant de réinvestir les résidences artistiques afin de répondre aux circonstances exceptionnelles. L’approche développée est résolument humaine et tournée vers les besoins des artistes et des commissaires. Les directives et les contraintes ont d’ailleurs été réduites à leur minimum afin de permettre aux résidents de réellement pouvoir mener leur processus de création selon leur propre démarche.
Force est de constater que les participants se sont saisis de cette occasion pour développer des concepts dont l’approche est vertement processuelle et ancrée dans la volonté de faire exister d’autres imaginaires que celui dominant, caractérisé par le productivisme, le consumérisme, les injustices identitaires et le néolibéralisme. Les artistes et les commissaires portent un regard à la fois critique et empathique sur leurs propres pratiques et sur nos modes de vie, dont la mise en suspens révèle les lacunes et les écueils. Que peut signifier un retour à la normale ? Comment tirer parti des bouleversements causés par la pandémie ? Leurs propositions sont une fenêtre ouverte sur l’impact du confinement et de l’incertitude sociale sur nos habitudes d’appréhension du monde.
L’ampleur du projet implique une logistique complexe, mais qui en vaudra certainement la chandelle. Par l’entremise de celui-ci, AXENÉO7 parvient à répondre à une partie des besoins des travailleurs culturels et artistes québécois tout en enrichissant son programme d’une offre multidimensionnelle où imaginaire et politique se côtoient dans un déploiement de possibilités paradigmatiques alternatives à la fois critiques et stimulantes.
(1) Reesa Greenberg, « ‘Remembering Exhibitions’: From Point to Line to Web: Landmark Exhibitions Issue », Tate Papers, n° 12, automne 2009.