De quelques essais en VR de stars de l’art contemporain
À l’automne 2018, le Centre Phi présentait Écho : Réverbération dans l’espace, qui regroupait quelques animations en réalité virtuelle, dont une expérience signée Eliza McNiit, intitulée Spheres (produite par Darren Aronofsky), véritable périple aux origines du cosmos. Mais peu de ces films parvenaient à dépasser le statut d’exploration technologique au profit d’une authentique proposition artistique. Sous le titre Cadavres exquis, la mouture 2019 rassemble les créations de huit artistes1, dont quelques-uns assez emblématiques de l’art contemporain : Olafur Eliasson, Marina Abramović, Paul McCarthy et Laurie Anderson, dont la trilogie en VR (Virtual Reality) a déjà ravi les festivaliers cannois.
Si le lien qui existe entre cette modeste sélection (à peine dix œuvres) et la figure du cadavre exquis semble ténu, elle en vaut néanmoins le détour et laisse présager que l’âge d’or de la VR est à nos portes.
C’est le cas de C.S.S.C. (Coach Stage Stage Coach VR Experiment Mary and Eve) (2017), qui s’inscrit dans un vaste projet multimédia du sulfureux Paul McCarthy. Reprenant un passage du film Stage Coach (1939) de John Ford, cette itération en VR réinvestit onze fois une même scène sans cesse modifiée, recadrée, désaxée. Deux belles du Far West, interprétées par Rachel Alig (Mary) et Jennifer Daley (Eve), se démultiplient et grandissent jusqu’à occuper l’espace entier et causer la claustrophobie du spectateur. Sans compter qu’elles provoquent avec un sans-gêne confrontant, s’expriment grossièrement et s’impliquent dans des rapports sexuels menant au viol et à l’humiliation. C.S.S.C pose de manière brutale la question de l’omniprésence de la violence dans la culture de masse et l’imagerie populaire actuelles. Au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans cet univers virtuel décadent, on prend conscience de notre fascination maladive pour la violence et de notre incapacité de nous en extraire. Troublant.
Sous la forme d’un jeu de rôles, Rising (2018) de Marina Abramović invite le visiteur à une réflexion sur les changements climatiques. Dans un vaste hangar apparaît un immense aquarium qui se remplit progressivement d’eau, et dans lequel est enfermée l’artiste. Parviendra-t-on à la sauver et, avec elle, notre monde ? La réponse n’a pas de quoi réjouir, et l’expérience est frustrante puisque l’on réalise finalement que l’on ne peut rien y changer.
Si le lien qui existe entre cette modeste sélection et la figure du cadavre exquis semble ténu, elle en vaut néanmoins le détour et laisse présager que l’âge d’or de la VR est à nos portes.
Les amoureux d’Olafur Eliasson évolueront en terrain connu au cœur de Rainbow (2017), qui réinvestit le concept de Beauty (1993), une installation multisensorielle qui prenait la forme d’un rideau de pluie divisant une salle peinte en noir. La variation en VR invite le visiteur à franchir une chute en se déplaçant dans l’espace virtuel à l’aide de mannettes; chacun de ses contacts avec ce mur d’eau fera « chanter » les gouttelettes. Avec Beauty, Eliasson avait inauguré une exploration du pouvoir infini de transformation de l’être et du monde par l’art, ce que Rainbow ne parvient pas vraiment à faire. Le regardeur d’hier, qui hésitait à traverser un mur de pluie réelle dans une enceinte d’exposition – le geste que l’artiste exigeait de lui demandait la transgression des règles du décorum muséal –, s’est commuté en « visiteur-gamer » décomplexé, qui ne s’embête plus de ces convenances. Si bien que l’œuvre de VR n’engendre plus la même réflexion sur le sublime et le transgressif dans l’art que sous-tendait Beauty par son dispositif même. On y perd au change, quoique l’enchantement momentané se réitère.
Dans une enfilade de petites salles peintes en noir, en fin de parcours, prend place la trilogie de Laurie Anderson et de son complice Hsin-Chien Huang. Dans ses œuvres en VR où le storytelling permet de décupler l’expérience cinématique, cette pionnière de la VR revisite quelques-uns de ses thèmes de prédilection. To The Moon (2018) propose une suite de « tableaux virtuels » où des dinosaures se transforment en une Cadillac – référence directe aux combustibles fossiles dont on est si friand – avant que la Lune ne devienne un immense dépotoir et que notre avatar s’enfonce dans les profondeurs du cosmos. Dans Alotf (2018), on prend place dans une cabine d’avion qui se désintègre au-dessus de New York, nous entraînant au cœur d’un vortex où l’on peut saisir les objets défilant devant nous. Quant à Chalkroom (2018), maintes fois primée et déjà présentée au Centre Phi en 2018, elle permet de se déplacer au gré de notre fantaisie dans un labyrinthe de pièces aux murs noirs recouverts de dessins et d’inscriptions à la craie blanche. L’usage de la VR tel que fait par l’artiste nous permet de flotter virtuellement dans une œuvre d’art selon un nombre infini d’états changeants et aléatoires, et non selon des séquences prédéterminées, tout en défiant nos certitudes sur ce qui est vrai et faux. Et en déjouant notre proprioception. Une expérience holistique conjuguant délicieusement art et ludisme.
(1) Aussi avec les œuvres VR d’Antony Gormley et Priyamvada Natarajan (Royaume-Uni), de Hsin-Chien Huang (Taïwan) et de Koo Jeong A (Royaume-Uni).
Cadavres exquis : l’art contemporain dans une autre dimension
Centre Phi, Montréal
Du 29 octobre 2019 au 19 janvier 2020