Des murs signés Montpetit, Déry, Coward, Rita Letendre, Solomon et Rayner

Dynamique et engagée dans l’art vivant, la Compagnie Benson and Hedges ne s’est pas contentée de rassembler des œuvres d’artistes. Elle en a suscité. À trois artistes de Montréal, Montpetit, Déry et Coward, et à trois artistes de Toronto, Rita Letendre, Solomon et Rayner, elle a commandé à chacun une œuvre, en l’occurence un mur à peindre dans la ville. Voici que le mécénat ancien des rois et des grandes familles se trouve en partie assumé par l’État et, depuis quelques années, par de grandes compagnies commerciales et industrielles.
Les États-Unis ont donné le ton, il y a quelque temps, avec la Chase Manhattan Bank et diverses fondations. L’Europe a suivi, puis le Canada. La Standard Life Insurance, de Toronto, a réuni une magnifique collection de peinture canadienne contemporaine, la Toronto-Dominion Bank, une collection d’art esquimau. A Montréal, les Canadian Industries, Ltd. ont monté une honnête collection d’art canadien contemporain. La Compagnie Rothman’s a subventionné des expositions de sculpteurs du Québec et de l’Ontario, ainsi qu’un musée de peinture canadienne traditionnelle à Stratford. Reconnaissons à la Compagnie Benson and Hedges le mérite d’avoir misé sur l’art canadien contemporain plutôt que sur les valeurs consacrées comme le fit la Compagnie Rothman’s en réunissant une collection de tapisseries françaises signées Lurçat, Picard Le Doux, etc. L’initiative de la Compagnie Benson and Hedges est nettement plus actuelle. Sans doute l’idée de peindre des murs n’est-elle pas neuve. Léger avait émis le souhait de voir dans la ville,telle rue peinte en bleu, telle autre en jaune. Vasarely reprend l’idée dans Art et Plasticité. Depuis quelques mois, plusieurs villes du monde, Los Angeles, Chicago, New-York, Paris, Nanterre, s’égaient de larges surfaces offertes aux artistes. Pour les murales de Montréal et de Toronto, la compagnie Benson and Hedges a eu la sagesse de s’en remettre pour le choix des artistes à des spécialistes du domaine artistique: des directeurs de musée. Autre point positif de cette initiative; il ne s’agit plus de commander des œuvres dont jouira seulement une minorité, mais de mettre un art original à la portée de tous, dans des endroits particulièrement fréquentés, à Montréal et à Toronto.

LES MURALES
À Montréal, Coward a choisi d’accuser la hauteur par des dégoulinades contrôlées où la distribution des couleurs varie à l’intérieur d’une série de six couleurs. Les lignes sinueuses des couleurs vives sur fond bleu clair entraînent l’œil dans un mouvement de descente, obligent le regard à devenir actif et à rétablir pour son compte le jeu des couleurs dans le registre serein de l’artiste. Déry a dessiné un arbre stylisé, agrandi de répercussions concentriques de pierre dans l’eau, ici sur un fond bleu horizon, le même que celui de Coward. Sans prétention, presque naïf, Déry apporte douceur et spontanéité; il change nos habitudes visuelles sans fracas, par sa présence lumineuse, dépaysante et déjà familière. Montpetit se révèle plus ambitieux que Déry, multipliant presque à loisir les problèmes esthétiques, puisque les formes se détachent d’un fond animé de bandes et de demi-cercles. La surface dont disposait Montpetit était double, coupée par la rue Notre-Dame. Mais Montpetit a créé un ensemble en prolongeant la même forme mauve d’un mur à l’autre. L’œil relie les murales en passant virtuellement au-dessus de la rue Notre-Dame. D’ailleurs ses formes sont suffisamment généreuses et dynamiques pour prendre le pas sur le chaos qui règne alentour: clôture métallique, jeux d’un parc, camions et automobiles de la rue… La tâche de Montpetit était ingrate. Il l’a assumée de façon spectaculaire. A Toronto, Rita Letendre, toujours audacieuse, a choisi de n’occuper que la partie supérieure d’un pan de mur très haut. Visible de très loin quand on s’avance dans la rue, la murale se laisse découvrir peu à peu, alors que la dominante jaune des triangles se subdivise en couleurs diverses et rythmées. Rita Letendre a volontairement coupé par un fond foncé l’angle supérieur gauche de la surface afin d’accentuer l’impact visuel de ses flèche s colorées. Quant à Solomon, il disposait d’un mur ingrat, presque incomplètement plat et portant par endroits des reliefs de trois pieds. Avec ingéniosité, il a tiré parti de ces protubérances au lieu de chercher à les dissimuler. Ses quatre masses verticales sont accusées par les couleurs qui les projettent au premier plan, tandis qu’un autre bloc rectangulaire, au bas de la murale, joue un rôle intermédiaire entre le fond et les reliefs. Des nuages se déploient au haut de la murale et apportent une note inattendue.
La troisième murale de Toronto est signée Rayner. Des six, elle est sûrement la moins intéressante. Gratuite et décorative, elle est l’exemple d’une murale «faite pour plaire». Une frise au bas ne s’intègre pas au reste de la composition et vient pour ainsi dire la nier. Bien que je n’aie vu que la maquette, je ne crois pas que la réalisation vraie grandeur améliore la qualité. Au contraire, l’échelle monumentale ne fera qu’intensifier l’impression première.

UNE ÉTAPE FRANCHIE
Dans l’ensemble, l’initiative est concluante: les artistes ont fait la preuve qu’on pouvait leur faire confiance. Ils ont confirmé que, dans la grisaille des villes, la couleur est indispensable à la vie et que, dans le tohu-bohu urbain actuel, leurs formes assemblées avec mesure et harmonie apportent un contrepoint rafraîchissant. En faisant sortir l’art des musées et des galeries, la Compagnie Benson and Hedges a fait un pas en avant. Mais le fossé qui existe entre l’art et le public est-il pour autant comblé? Les artistes habités d’une conscience sociale de plus en plus exigeante sont-ils entièrement satisfaits de cette nouvelle forme de participation? En fin de compte, le pas franchi n’est pas aussi décisif qu’il peut paraître au premier abord. L’œuvre reste intégrée à la tradition humaniste et formaliste. Le mur peint n’est pas le lieu de l’invention pour le peintre. Tout au plus lui est-il permis de vérifier la maîtrise de son talent et de se mesurer avec l’échelle des villes. La dimension est telle qu’elle interdit la recherche. Soumis à l’obligation d’agrandir la maquette, l’artiste risque de tomber dans le décoratif. La solution ne se trouve pas davantage dans la voie choisie par les artistes de Chicago qui, à la suite du muraliste mexicain Diego Rivera, utilisent les murs pour illustrer la révolution à faire. Que peut gagner l’art à redevenir seulement narratif et didactique? Leurs images risquent de ne pas avoir plus de portée pour le public que des tracts distribués sur le trottoir. Mais la pauvreté de l’esthétique urbaine, mise en évidence par la présence des murs peints, montre à quel point la participation des artistes devrait se situer à un tout autre niveau: celui de l’élaboration de l’environnement lui-même. Pour si positive que soit cette initiative, sorte de dédouanement payé à la démocratisation de la culture, on garde l’impression d’une demi-mesure. La solution réside-t-elle, comme l’entrevoit François Gagnon, dans l’échange entre création populaire et œuvres de ceux que l’on dit artistes? Peut-être. Serait-elle dans la création d’œuvres pluridisciplinaires où une part d’agencement serait laissée au spectateur? L’art écologique ne pourrait-il être une forme d’art à exploiter? Il semble bien que l’intégration de l’artiste à la société doive se faire par un changement dans la convention passée entre l’artiste et le spectateur. L’intermédiaire privilégié qu’est l’architecte pourrait avoir son mot à dire dans cette remise en question du statut de l’artiste. Depuis longtemps, il fait la sourde oreille. Les formes de participation restent à inventer. Utopie que tout cela, dira-t-on Mais l’utopie ne peut-elle devenir réalité demain? Et les murs peints n’ont-ils pas justement le pouvoir d’alimenter nos rêves, de montrer concrètement ce que pourrait être une véritable participation des artistes à la vie sociale?
– À l’invitation qui leur a été faite, les artistes ont répondu avec enthousiasme. Les six murs peints constituent, dans l’environnement urbain, des signes vigoureux, violents. Chaque artiste a créé dans son style propre. Aucun n’a été effrayé par le gigantisme de la surface pour si nouvelle qu’ait été pour chacun l’échelle dans laquelle il devait travailler. Tous ont très bien surmonté cette difficulté et ont réussi à animer avec éclat le mur qui leur était alloué.
1. François Gagnon, L’Art dans la rue, M 10 (Musée des Beaux-Arts de Montréal) Septembre 1971.

Les images de l’article ont été reproduites initialement dans le numéro 65 – hiver 1971–1972, p. 28-33.