Situé dans le quartier Chabanel, Espace Loulou œuvre dans l’ombre de la scène artistique contemporaine de Montréal depuis peu. Son existence discrète s’articule autour d’un réseau très actif d’artistes et de créateurs à la recherche d’un lieu d’exposition accessible. Fondé par Mégane Voghell et Alexandre Guay, l’endroit se consacre à la production et à la diffusion de l’art contemporain. L’objectif de ses porteurs est de proposer un lieu pour la réalisation et la médiation de manifestations culturelles, offrant ainsi à ses occupants une liberté en matière d’exposition. L’espace, qui épouse un modèle locatif, est disponible pour des périodes journalières, hebdomadaires et mensuelles : les possibilités sont illimitées, offrant toute latitude aux besoins, désirs et ambitions de chacun, amateurs comme professionnels, la seule condition étant de remettre le site dans son état initial une fois les projets terminés.

Les deux ans d’activités écoulés depuis son ouverture en juillet 2022 suscitent une réflexion sur la représentation accordée aux artistes émergents dans le paysage artistique montréalais, car c’est le constat d’une lacune dans ce domaine qui a donné naissance au projet. Désillusionnés par le traitement réservé à la relève dans le milieu culturel, Mégane et Alexandre, loin de se résigner, ont pris les devants et ont redoublé d’efforts pour transformer une section de leur studio au sein des Ateliers Louvain, qu’ils partagent avec d’autres artistes, en un endroit où leur pratique se porterait à la rencontre du spectateur. Entre leurs murs, peintures, sculptures, performances, poésie et lancements divers ont contribué au rayonnement et à l’autodétermination d’artistes de la relève. Mégane et Alexandre ont mis sur pied une structure qui, bien que rudimentaire, répond à leurs propres besoins en tant qu’artistes, qu’ils partagent en retour avec leur communauté.


RÉALITÉ AMÈRE


Le contexte actuel du milieu culturel présente des défis majeurs pour les artistes émergents. D’après le doctorant en sociologie Martin Tétu, la transition de cette tranche démographique artistique vers l’insertion professionnelle repose, selon l’idéologie néolibérale actuelle, sur une logique entrepreneuriale1. Par conséquent, les artistes embrassent des responsabilités de «gestionnaires» afin de ne plus dépendre de l’État, ce qui les incite, comme le constate Tétu, au conformisme esthétique. Ce phénomène alarmant met en lumière les forces du marché et leur influence sur la production d’œuvres «commercialisables», devenues ainsi des produits de consommation. Présent dans la sphère artistique depuis des décennies, le discours critique dénonçant ce mécanisme demeure d’actualité aujourd’hui, alors que le soutien gouvernemental ne suffit pas à subvenir aux besoins des artistes en début de carrière.

Les défis abondent aussi pour les organismes du milieu culturel. Chez ces derniers, c’est le manque de ressources qui est criant. En janvier 2024, Catherine Lalonde partageait dans Le Devoir un bilan désastreux du financement des centres d’artistes et de leur personnel, représentés par le Regroupement des centres d’artistes autogérés du Québec (RCAAQ)2. Analysant une étude de l’Institut national de la recherche scientifique, Lalonde constatait notamment les salaires dérisoires versés à leurs travailleurs, en majorité des femmes, mais aussi un fort désavantage par rapport à l’accès aux subventions pour les jeunes centres de diffusion. Ce fardeau, observé également par le RCAAQ, pèse en fin de compte sur les lieux comparables à Espace Loulou, qui voient leur capacité d’action réduite en vue de l’accomplissement de leur mission initiale d’autogestion.

Espace Loulou est né afin de répondre à un manque évident dans la sphère artistique montréalaise, d’autant plus manifeste pour les artistes émergents en quête de légitimité aux yeux de leurs pairs et du marché. L’accessibilité à la diffusion est nécessaire à l’insertion de ces artistes dans le milieu. Or la crise qui affecte actuellement ce dernier en arrive à contraindre l’esprit créatif le plus spontané. Il en résulte une érosion des expressions expérimentales, par frilosité, ce qui conduit donc, au bout du compte, à un maintien du statu quo dans le paysage artistique. Afin de contourner cette situation problématique, de nouveaux centres d’exposition «alternatifs», c’est-à-dire adjacents au circuit traditionnel, voient le jour, actualisant le dynamisme du milieu culturel. La volonté d’autodétermination des artistes dans un contexte socioéconomique précaire constitue le moteur de tous leurs projets, à l’instar d’Espace Loulou.

Xénia Lucie Laffely, Baignades à Bellinzona (2023). Vue de l’exposition Disappear here (2023). Museo Villa dei Cedri, Bellinzona, Suisse. Photo : Xénia Lucie Laffely. Courtoisie de Xénia Lucie Laffely


IDÉAL DE BIENVEILLANCE


Espace Loulou est soutenu par un financement indépendant et bénéficie d’un réseau de confiance tissé d’artistes et de commissaires. Pour beaucoup, ce lieu constitue un tremplin vers une visibilité croissante, où les œuvres, sorties de leur atelier, peuvent être documentées et soumises à l’épreuve d’une réception critique. Grâce à cet échange essentiel au développement, artistes et créateurs explorent de nouvelles idées, matières et techniques.

La toute première manifestation organisée à Espace Loulou, en 2022, consistait en une exposition collective regroupant les œuvres des artistes des Ateliers Louvain. La proximité entre l’atelier et le lieu d’exposition, comme le soulignait alors l’exposante Xénia Lucie Laffely, offrait un avantage logistique notable en dévoilant le processus de création, qui demeure le plus souvent invisible au public. Laffely, qui en était à l’époque aux débuts de sa pratique, a exposé à plusieurs reprises chez Loulou, s’appropriant l’espace jusqu’à créer une œuvre in situ. Son installation de rideaux intitulée Baignades à Bellinzona (2023) a d’abord été conçue sur les murs d’Espace Loulou, avant de prendre son envol vers le Museo Villa dei Cedri, en Suisse.

Pour Mathilde Jobin, ce lieu répondait aux besoins de sa première exposition solo, intitulée Psst Psst! (2023), lui permettant de déployer son univers fantasque et félin. L’accessibilité à l’espace sans contraintes de sélection, à l’inverse des programmes institués dans d’autres lieux de diffusion, constituait le premier aspect attractif d’une monstration chez Loulou. Par ailleurs, la superficie disponible s’accordait au mieux avec sa sélection, délibérément restreinte, d’œuvres à présenter. C’est de cette «liberté implicite» offerte par les organisateurs, pour reprendre les termes de l’artiste Frédéric Chabot, qu’a justement émergé l’exposition Sans titre (2023) de ce dernier. L’articulation minimale du carton et des chariots industriels évoquait un agencement conceptuel fécond, en lien avec ses préoccupations artistiques et la nature du lieu. Dans cet ancien local commercial, un entrepôt de marchandises, le jeu entre ses œuvres et l’histoire de l’environnement prenait tout son sens.

Vue de l’exposition Psst psst! de Mathilde Jobin (2023). Espace Loulou. Photo : Dante Guthrie. Courtoisie de Espace Loulou

Enfin, l’artiste Rebecca Storm explique, pour sa part, avoir choisi Espace Loulou alors qu’elle explorait une transition dans sa pratique, la faisant migrer de la photographie à la peinture. Fossil Ephemeral (2024) lui a permis de se mettre au défi en montrant la nouvelle direction de son travail à un public réel plutôt qu’à celui, virtuel, des médias sociaux.

L’attention que porte ce lieu à la relève se reflète également dans des événements tels que le vernissage des projets de peinture et de jeux vidéo Bouh! (2023) et (Pas) Un système solaire (2023), que Mégane Voghell et Jules Deslandes, ayant endossé le rôle d’artistemédiateur·rice, ont monté en collaboration avec un groupe d’élèves de l’école secondaire Pierre-Laporte dans le cadre des ateliers parascolaires du Centre Turbine3. Cet apport au développement de jeunes apprentis artistes rappelle l’importance d’une initiation aux arts allant jusqu’à l’exercice de mise en scène et de présentation des œuvres dans un espace d’exposition. Cette programmation diversifiée croît donc en se portant à la rencontre des enjeux du milieu et en tentant d’y répondre.

QUÊTE ÉPHÉMÈRE


Espace Loulou s’est bâti sur la force de ses cofondateurs, qui supervisent la gestion des locations, la maintenance des lieux et la promotion des expositions. Ce modèle financier, qui privilégie des prix raisonnables, ne permet pas de rémunérer à leur juste valeur les efforts fournis. La pérennité du lieu est fragile, puisque celui-ci dépend de l’endurance et de la résilience de son équipe, dont les conditions de vie et de travail sont précaires – ce qui constitue, on le sait, l’un des défis récurrents du secteur.

Parmi d’autres lieux qui allient production et diffusion, il y a l’Espace Transmission à Rosemont. Cet ancien garage automobile nouvellement transformé en studios d’artistes et salle pluridisciplinaire se propose d’accueillir, de manière accessible, les artistes à la recherche d’un lieu offrant une plus grande capacité d’exposition. Cette hospitalité se manifeste aussi, très littéralement, à l’Espace Maurice, projet combinant en un lieu unique un site de diffusion et l’appartement de sa fondatrice, au sein d’un immeuble de la rue Ontario Est. Dans ce cadre intimiste, Marie-Ségolène Brault, artiste et commissaire, s’immerge dans le courant de l’art brut, qui trouve souvent moins d’occasions de monstration dans les circuits établis. Sous une formule plus vagabonde, les projets indépendants Eolith et Family investissent eux aussi des appartements et des espaces commerciaux vacants ou publics pour mettre sur pied des expositions éphémères.

On compte parmi les espaces indépendants désormais disparus l’Épisode Laurier, une précédente initiative de Mégane Voghell pensée aux côtés d’Hubert Marsolais, ou encore Calaboose, niché dans un garage à Saint-Henri, dirigé par Garrett Lockhart et Danica Pinteric. Bien d’autres encore ont marqué la scène artistique montréalaise et continuent de la dynamiser, participant à ouvrir d’autres voies aux artistes. L’apparition d’Espace Loulou dans ce cycle, sorte de romantisme transitoire, participera à maintenir, on le souhaite, l’effervescence brute de l’expression artistique à Montréal pour plusieurs années à venir. En ce sens, cet article peut constituer un document de mémoire qui contribuera à préserver le souvenir des accomplissements de ce lieu qui ne laisse nul indifférent.

Frédéric Chabot, From David Onri Banana (2023)
De la série Chaped. Assemblage de carton ondulé, acrylique, 91 x 76 x 5 cm. Photo : Frédéric Chabot

1 Martin Tétu, «Les artistes émergents et l’autonomie de soir par la “gestion de carrière”», Nouvelles pratiques sociales, XXIX, nos 1-2 (printemps 2017), https://doi.org/10.7202/1043392ar.
2 Catherine Lalonde, « Les centres d’artistes crient famine », Le Devoir (15 janvier 2024). https://ledevoir.com/culture/arts-visuels/805363/artsvisuels-centres-artistes-crient-famine
3 Cette exposition a été chapeautée par le Centre Turbine en 2023 et facilitée par le programme parascolaire Appel de projets en appui à l’offre culturelle dans le parcours éducatif, porté par le ministère de la Culture des Communications et le ministère de la Condition féminine.