Avec la première image qui happe l’œil des visiteurs, le ton est donné : Elly Strik voit grand.

Sur un immense dessin dans les tons orange, on distingue deux formes blanches, celle de droite évoquant plus celle d’un pied. En se rapprochant, on voit deux pieds, dont le blanc ne serait qu’une sorte d’ombre, mais de ces pieds partent deux jambes qui s’arrêtent aux genoux : la perspective est celle d’une personne debout dessinant le bas de ses jambes et ses pieds. Ambigüité lorsqu’on est tout près de l’œuvre au point d’avoir l’impression d’entrer dans l’image : s’agit-il de nos propres pieds ? N’est-ce pas plutôt l’artiste elle-même qui déclare dans cette puissante image introductive « me voici, en pleine action ». Art subtil de susciter le désir, le doute, la peur. Un « Qui m’aime me suive », mais en y ajoutant « à vos risques et périls ».

Le contenu du dessin, intitulé To the Long Gone Darlings (Aux chéris qui nous ont quittés depuis longtemps), annonce chez Elly Strik un goût pour la multiplicité des niveaux de signification : il est intime par son motif (le pied) et monumental par ses dimensions (environ 3 mètres par 2 mètres) ; il engage la planéité (les zones d’aplats blancs) et la profondeur (les jambes suggérant une troisième dimension) ; il propose une identité ouverte tout en impliquant le regardeur, il force comme un aimant le regard rapproché (on veut voir) et il requiert une mise à distance (on veut s’empêcher de « tomber dedans »). La facture du dessin résulte d’un long travail sur la matière diluée qui donne la transparence et la fluidité. De loin, les dessins de Strik affichent une fausse simplicité qu’un coup d’œil rapproché vient souvent contredire. Ici, sur la surface, des volutes et autres motifs décoratifs semblent discrètement courir sur leur propre plan, doués d’une vie propre ; ils troublent notre première vision.

Freud’s Sofa (2007-2012)

Hommage aux anciens

Le titre, quelque peu énigmatique, (To the Long Gone Darlings) traduit cependant le désir de rendre hommage à ceux qui nous ont précédés. Pour Isabelle de Mévius, directrice du Centre et commissaire de l’exposition, avec qui je me suis entretenue alors que le montage de l’exposition battait encore son plein, « le retour aux anciens est une caractéristique qui traverse l’œuvre d’Elly Strik. C’est une des premières choses qui m’a frappée, à côté de l’extraordinaire sensualité et du travail sur l’intime et l’inconscient. La dimension d’autoportrait qui traverse l’ensemble de ce que l’on voit ici est fondamentale ; toute l’exposition est une installation soigneusement orchestrée par l’artiste qui se met elle-même en scène ».

La directrice du 1700 La Poste a régulièrement mentionné son intérêt pour la psychanalyse. Or, il est un ancien à qui Elly Strik accorde une grande importance : Sigmund Freud. « Un des pivots de l’installation de Strik est la Chambre des Rêves. Dédiée à Freud, elle domine au centre de la salle. Elle apparaît comme un espace cloisonné (le plafond y compris) dans lequel les visiteurs pénètrent par une porte. Sur tout un mur on y voit un immense dessin du divan de Freud. Les trois autres murs comportent une trentaine d’œuvres plus petites, qui toutes font référence au père de la psychanalyse et au rapport que Strik entretient avec lui.

Petite anecdote qui en dit long sur la personnalité de l’artiste : lorsqu’elle a visité le Musée Freud à Londres aménagé dans l’ancienne demeure du psychanalyste, Strik, très impressionnée, a obtenu du gardien présent qu’il ôte la couverture qui recouvre le canapé ; elle a pu observer et photographier à loisir l’objet dans son inhabituelle nudité jusque dans ses moindres détails d’usure ; à ce sujet, elle déclare avoir été frappée par son extrême simplicité. De retour dans son atelier, elle a voulu dessiner ce sofa pour, assure-t-elle, l’avoir près d’elle, pour elle, n’hésitant pas à le surdimensionner. Invité d’honneur de la Chambre des rêves, son Canapé de Freud (Freud’s Sofa, 2007-2012) est d’un grand raffinement. Le divan dont les motifs chatoyants de l’édredon sont admirablement suggérés, se détache sur un fond qui semble en mouvement ; on le dirait abrité sous un léger voile parcourant toute la surface. En arrière, on distingue des formes qu’on cherche en vain à identifier, organiques, bizarres, animales, à l’image des rêves et des pensées confiées à Freud, dont le bruissement s’est tu, mais qui seraient en même temps toujours là si l’on en croit la fascination de Strik et son besoin de « soulever le voile ».

Darwin, dont Strik a aussi visité la maison à Londres, est une autre de ces figures anciennes qui ont retenu l’attention de l’artiste. Il y a une dizaine d’années, elle a présenté à Paris une série de dessins reliés à l’Origine des espèces : des visages recouverts de poils, mais aussi des figures féminines dont le visage était une tête de gorille. Certaines de ces œuvres font partie de l’installation de Montréal. Strik, qui, comme l’explique Isabelle de Mévius, « tient à conserver la plupart de ses œuvres près d’elle, car ainsi elle peut facilement les intégrer dans de futures installations ».

Souvent, le creux créé par l’effacement est précisément ce qui intéresse Strik, il est à la fois expansion et ce qui peut absorber le regardeur.

La compagnie des spectres

L’Installation se divise en plusieurs sections ou séries : Darwin, Freud, The Brides (les épouses), Isis, Dream. Le portrait de Darwin frise la dématérialisation : le visage est constitué de centaines de lignes en graphite, en forme de volutes, de spirales qui voltigent autour de son visage. Dans les orbites, des volutes prennent la place des yeux où subsiste à peine la trace d’un iris ; le nez est remplacé par des traces énergiques de coups de gomme. Seuls le chapeau et sa décoration sphérique (en céramique) semblent solides. Le jeu de lignes en vibration qui anime le visage donne l’impression que le sujet est perpétuellement en train de se constituer. Elly Strik parle de « crayonnage qui part dans toutes les directions, comme un sismographe ».

Avec la multiplicité de visages qui s’y déploie lorsqu’on le scrute posément, le portrait de Freud (Stammvater, 2007) est encore plus perturbant. Sous un crayonné nerveux, en apparence seulement, se cache un rapport lent au temps de la création. Strik dit qu’elle peut passer des années à travailler une œuvre, qu’elle passe plus de temps à regarder ses œuvres qu’à y travailler vraiment.

Au début de l’installation, un très grand portrait, intitulé Beaucoup de fleurs (2002-2003), signale l’affinité avec un peintre comme James Ensor : d’un crâne, peint d’une couche de rose et couvert d’un subtil voile brodé, surgissent deux yeux au regard perçant. Sur un autre grand portrait accroché dans la galerie du bas, intitulé Reina, The Great Invitation (2001-2013), la figure impassible aux yeux troués de blanc, est décorée de perles brunes qui semblent en relief. Dans la série des Épouses, qui font référence à Duchamp (et à sa Mariée), autre ancien incontournable, les deux immenses figures ont une présence quasi fantomatique. L’une n’est qu’une silhouette noire à la forme phallique, l’autre a le visage si noir que l’on n’en distingue plus les traits. Souvent, le creux créé par l’effacement est précisément ce qui intéresse Strik, il est à la fois expansion et ce qui peut absorber le regardeur.

Beaucoup de commentaires soulignent le lien de Strik avec les artistes visionnaires. Certaines images évoquent l’artiste symboliste Odilon Redon. Plusieurs œuvres précédentes sont dédiées à Goya qu’elle a étudié de près. Dans la série réunie sous le titre A Terrible Beauty is Born (2007-2011), une figure féminine arbore un visage de gorille, un thème récurrent dans le travail de Strik, qui renvoie à la filiation avec les primates. Les images qui l’accompagnent (formes touffues, masses sombres, orifice suggérant un vagin) connotent des figures à la fois animales et humaines. Si elle produit des images émanant clairement d’une femme, elle précise qu’elle ne cherche pas à polariser le masculin-féminin dans son œuvre, car ce qui l’intéresse, c’est évoquer le devenir, la mutation au cœur de chaque être, à commencer par elle-même, pour le grand bonheur des regardeurs.

Parmi la centaine d’œuvres présentées en primeur au Canada, on pourra aussi découvrir une œuvre spécialement créée pour l’exposition, en hommage à la poétesse canadienne d’origine autochtone Emily Pauline Johnson (1861-1913).

Largement illustré et préfacé par Isabelle de Mévius, un catalogue accompagne l’exposition. 


Notes biographiques

Née en 1961 à La Haye aux Pays-Bas, l’artiste vit et travaille en Belgique où elle expose régulièrement. Elle a étudié l’art à Groningen (ABK Minerva) et à Maastricht (Académie Jan van Eyck). Elle a participé à La Biennale de Lyon en 2011 et elle expose régulièrement un peu partout en Europe. Elle a eu droit récemment à une importante rétrospective au musée national centre d’art Reina Sofia à Madrid en 2014.


Elly Strik
To All the Long Gone Darlings. And to You.
1700 La Poste, Montréal
Du 23 mars au 24 juin 2018