In Memoriam – Louise Viger
La sculpteure Louise Viger, décédée au début de l’été, aura exploré le thème de l’effacement jusqu’à son dernier souffle. Chercher à comprendre d’où lui est venu son intérêt pour cette question, c’est replonger dans l’atmosphère des années 40, qui l’ont vue naître et grandir : elle restera marquée par cette exigence qu’on impose aux femmes de rester en retrait. C’est aussi prendre en compte les circonstances dans lesquelles elle vient à l’art, tardivement (passée la mi-trentaine) et après avoir frôlé l’anéantissement. Elle dira d’ailleurs que c’est l’art qui lui a sauvé la vie.
À la fin des années 70, elle plonge au cœur de la scène artistique contemporaine en s’engageant dans l’aventure du centre d’artistes La Chambre Blanche, à Québec. Elle se passionne pour le travail expérimental de ses camarades, mais son imaginaire est différent du leur. Comme les motifs classiques l’attirent (la statue, le drapé, la figure de l’ange…) et qu’elle reste attachée à l’idée de beauté (qui est alors fortement remise en question), ses œuvres paraissent en décalage. Avec le recul, on ne peut que reconnaître l’indépendance d’esprit et l’audace dont elle a dû faire preuve pour défendre ces partis pris.
Peut-être avait-elle déjà le sentiment que cette subtile marginalisation, fruit d’un système, pouvait être détournée. C’est ce que laisse croire le vaste projet de création sur l’institutionnalisation de l’art qu’elle réalise avec Gilbert Boyer en 1986. 350 degrés autour de l’objet comprend des interventions d’art postal, des œuvres disséminées dans des vitrines de le boulevard Saint-Laurent et une exposition qui démontent de façon ludique et poétique les rouages du monde de l’art (publicité, critique, commissariat). Viger et Boyer en viennent à la triste conclusion que l’artiste n’a qu’un maigre 10 % de liberté. Mais cette parcelle, la sculpteure ne cessera jamais de la chérir.
La crainte de l’effacement, on en voit presque une illustration dans ses œuvres de la fin des années 80, qui présentent de tout petits personnages, agités, au corps tronqué, comme perdus dans un univers d’objets géants (théière, baignoire, bol). Mais c’est au début des années 90, avec L’éclipse, les délicieux, une grande installation qui se déploie dans tout l’espace de la Galerie Chantal Boulanger, que Louise Viger cristallise son propos et que sa manière se singularise. De grands corps blancs, faits de pâte de sucre (mais paraissant de pierre), debout (mais tordus), projettent sur le mur des ombres d’animaux : coq, orignal, oie… Les stratégies d’effacement qu’elle invente alors se retrouveront dans de nombreuses œuvres subséquentes : travail de l’ombre, jeu de métamorphoses, détournement d’un matériau inhabituel et fragile. Y apparaît aussi la question des sens grâce auxquels les humains jouissent de la vie. Viger les explorera tour à tour dans un vaste cycle d’œuvres : Zéphyr (le toucher), L’ogre et le connaisseur (le goût), Autodafé (l’ouïe) et Têtes (la vue)… Mais chaque fois, comme dans L’éclipse, les délicieux, qui juxtapose la vue et le goût, une ellipse survient, qui souligne la discontinuité mystérieuse de nos expériences sensorielles, et ce vide qui peut nous happer.
Voilà l’une des grandes forces de Louise Viger : sa capacité de tirer de la fragilité qui la constitue, et même de sa condition de mortelle, des images essentielles. D’ailleurs, à partir de 2007, année où on lui annonce qu’elle est atteinte d’un cancer, sa vitalité créative, plutôt que de décroître, explose. Durant les dix ans qui suivront, elle aura été commissaire de deux événements, réalisé six sculptures publiques (dont quatre de très grande envergure), présenté six expositions solos et participé à une dizaine d’expositions collectives.
Même si cela peut paraître paradoxal, ce sont les rencontres artistiques et l’amitié qui permettent à Louise Viger de continuer à sonder au plus loin l’absence qui la hante. En 2008, elle s’associe à sept auteures afin d’aborder cette question : « Qu’est-ce que je mourrai veut dire ? ». Il en résulte l’installation Têtes, qui mêle mots, photos, dessins et sculptures. L’une des auteures, Denise Desautels, sa fidèle amie, collaborera, par ses mots et sa voix, à deux autres de ses œuvres : Autodafé, une grande robe faite de cintres de bois, sorte de bûcher évoquant la consomption du corps et des mots, puis De la chair et le continent_une pietà, qui renvoie à la célèbre sculpture de Michel-Ange avec son vaste drapé fait de colle thermofusible soulignant, à travers ses volutes, la disparition des deux corps unis par l’amour.
Peut-être avait-elle déjà le sentiment que cette subtile marginalisation, fruit d’un système, pouvait être détournée.
Cette question de l’attention à l’autre, sous-jacente à la pietà, habite intensément ses dernières œuvres. La figure de Jeanne Mance est convoquée dans La traversée des lucioles, sculpture publique qu’elle a réalisée pour le CHUM; les six grands volumes bleus percés de petites lumières évoquent les lucioles dont la soignante du début de la colonie se serait servi pour créer une lampe d’autel.
Mais c’est avec Je m’attarde parfois auprès des autres endormies1, œuvre qui a été inaugurée trois jours après sa mort, que Louise Viger aborde le plus directement, et avec le plus de tendresse, sa propre fin. Elle crée une sorte de pietà contemporaine en réunissant deux mannequins de bois (ceux qu’on utilise pour dessiner, mais noirs, et de taille humaine). Le premier mannequin, assis sur un volume noir, a la tête recouverte d’un treillis doré (masque, à peine trafiqué, que l’artiste a dû porter lors des traitements de radiothérapie); le deuxième, tête appuyée sur les genoux de la première, est étendu au sol, son corps à trois jambes semblant désarticulé. Cette image, qui rappelle les plus belles stèles funéraires grecques, pleine de solennité et de douceur, semble à la fois un adieu à l’autre et à soi-même.
Ce n’est pourtant pas cette œuvre-testament qui a signé la fin du dialogue entre Louise Viger et la mort. À l’hôpital, alors que son corps l’abandonne, un dernier projet hante son esprit : une sculpture extérieure figurant une sorte de volière percée d’oiseaux. C’est avec cette image en creux, qui verra probablement le jour, et dans un état de création inouï, qu’elle est allée à la rencontre de sa disparition.
Il nous reste désormais à inscrire dans l’histoire cette œuvre d’effacement inoubliable.
(1) Cette œuvre, présentée dans le cadre de la Biennale nationale de sculpture de Trois-Rivières (2018), tire son titre de Lectures d’un lieu, un recueil de poésie de France Mongeau.