Jean Clair – Coup de cœur pour un coup de gueule
Sans répit, infatigablement, depuis plus de 40 ans, Jean Clair est la cible de calomniateurs et critiques du bien pensant milieu de l’art contemporain. Qualifié de réactionnaire et de polémiste sans vergogne, il appert sans aucun doute que ses détracteurs ont bel et bien perdu leur fil d’Ariane. Membre de l’Académie française, historien et critique d’art ainsi que conservateur des Musées de France et ancien directeur du Musée Picasso, il a dirigé la Biennale de Venise du Centenaire et a été le commissaire d’expositions phares dont, entre autres, à Paris, Crime et Châtiment (2010) et Mélancolie (2005), à Montréal et Ottawa Les années 20 : l’âge des métropoles (1991), Cosmos : du romantisme à l’avant-garde (1999), Les années 1930. La fabrique de « l’Homme nouveau » (2008). Dans son dernier essai, L’hiver de la culture, il éclabousse et dénonce, avec intelligence, érudition, justesse et clarté, l’inanité et les glissements vertigineux de la culture et de ses complices, ainsi que la fuite en avant à laquelle nous convie le « culte » de l’artiste, les musées et la financiarisation du marché de l’art. C’est plutôt un grand amoureux et un ardent défenseur des arts qui inlassablement tente d’éveiller les consciences aux dangers potentiellement irréversibles qui nous guettent dans notre inaction et notre incompréhension de ce qu’est véritablement la culture et l’art.
Sylvia Russo : Le titre de votre dernier essai, L’hiver de la culture, est évocateur d’une culture en état de dormance analogue à la mort. Vous mentionnez plusieurs facteurs qui justifient cette conjoncture. Entre autres, vous exprimez cette condition par une mutation radicale du passage de la culture du Culte au culte de la culture. Comment élucidez-vous cette transformation ?
Jean Clair : L’hiver de la culture fait allusion à une formule célèbre de Nietzsche qui parlait de l’automne de la culture. Il faisait référence à la période symboliste, postromantique et pré-moderne qui a débuté vers 1870 et qui a pris fin avec l’éclatement de la Première Guerre mondiale. Cette époque très riche en œuvres diverses permet à l’Europe de faire les vendanges tardives de toute sa culture passée. Cela ne dure pas puisque la guerre signifie le début de son effondrement. Par conséquent, aujourd’hui, nous nous retrouvons au cœur d’un sentiment de dépossession et de stérilité totale de la culture, même si les apparences tendent à nous faire croire le contraire. Actuellement, il y a six grandes expositions à Paris, quatre ou cinq concerts tous les soirs, les bibliothèques sont pleines. Alors oui, le culturel est assurément très présent, mais certainement pas la culture. Cette dernière ne saurait être un divertissement plus ou moins sérieux. Elle est, à l’inverse, du côté de la création. Elle est « faire et croire en quelque chose ». Or, nous ne fabriquons et ne croyons plus rien. Durant les grandes époques culturelles en Europe, les œuvres d’art étaient faites au nom d’une certaine transcendance religieuse, utopique, humaniste ou sociale. Aujourd’hui, il s’agit plutôt de « cultiver le culte de la culture » comme si cela pouvait être un substitut aux grandes illusions qui ont bercé le passé. Si les églises ont été transformées en sanctuaires et les sanctuaires en musées, les musées n’ont pas été transformés pour autant en sanctuaires. Les visiteurs espèrent de la fréquentation des musées des beaux-arts un certain salut spirituel. Ils n’y découvrent strictement rien par faute d’éducation et de connaissances. En réalité, il n’y a pas de salut par la culture. Il en résulte seulement un sentiment désabusé même s’il prend les apparences de la fête et du faste. Je compare cette situation à celle de l’Église catholique de la fin du XVe siècle, au moment de son effacement, lorsque les nombreux et fréquents pèlerinages à Saint-Jacques-de-Compostelle ou à Chartres étaient déjà une marche funèbre pour une religion défunte.
« Aujourd’hui, la barbarie esthétique réalise la menace qui pèse sur les créations de l’esprit depuis qu’elles ont été réunies et neutralisées en tant que culture. Parler de culture a été toujours contraire à la culture. » Mark Horkheimer et Theodor W. Adorno, La Production industrielle des biens culturels
S.R. : Vous référez au Musée qui est en « perte de sens » et qui a renié ses idéaux d’origine. Vous les qualifiez d’entrepôts des civilisations mortes, d’abattoirs et de fast-food culturel. À quoi devrait servir un musée ? Quels devraient être sa vocation et son rôle ?
J.C. : Justement, le problème, c’est que l’on ne le sait pas. Je crois avoir une certaine légitimité pour répondre à votre question, 40 ans au service des musées. Cependant, si vous interrogez mes « chers » confrères, ils vous assureront, « qu’un musée, cela sert à se cultiver, à voir de jolies choses ». Ces réponses sont d’une naïveté totalement désarmante. Le musée public, créé en 1793, était un projet révolutionnaire qui prétendait mettre au service du peuple, réunis en un même lieu, les trésors des beaux-arts et les merveilles de la technique ou des sciences. Voilà qui était intéressant ! Personnellement, je n’ai jamais fait d’exposition des beaux-arts sans y inclure aussi les sciences. De nos jours, ce n’est plus le cas, ce qui rend plus difficile pour le visiteur la compréhension des tableaux exposés. L’exposition de Monet en 2010 est un bel exemple de ce que j’avance. Qu’ont vu, qu’ont compris les 990 000 visiteurs ? Strictement rien de ce que sont ces tableaux. En revanche, ils se sont vus les uns les autres. C’est quand même limité comme plaisir. De plus, il n’y a quasiment plus un seul centime accordé à la survie des musées de sciences naturelles et techniques. Le Musée de l’Homme du Palais de Chaillot, entre autres, est complètement à l’abandon. Donc, à partir du moment où il y a cette coupure, on ne comprend plus à quoi sert un musée et encore moins ce que sont les expositions. Et si seulement on savait quelle architecture donner à un musée comme on sait si bien le faire pour un aéroport ou une gare ferroviaire. Un musée ? Il ne semble plus, désormais, que devoir être extravagance, à l’image du Centre Pompidou de Metz, inauguré en mai 2010 et que je compare à la maison des Schtroumpfs.
S.R. : Vous évoquez que nous assistons actuellement à une profanation de l’œuvre d’art en recherchant comme but principal l’investissement. Le but de la création semble miser plutôt sur un « produit » comme performance économique que sur la valeur esthétique de l’œuvre. Plusieurs acteurs du marché de l’art semblent se prêter à ce subterfuge de duperie dont le but serait essentiellement, pour ces « traders », de « trouver son lapin à mettre en cage ». Pouvez-vous élaborer sur ce sujet et, si possible, nous dire quels en sont les protagonistes responsables ainsi que les méthodes utilisées pour ces manigances qui malheureusement incitent à une perte dégradante plutôt qu’à la quintessence de la création artistique ?
J.C. : On sait parfaitement bien dans le milieu du marché de l’art et des critiques que ces manipulations s’exercent et s’opèrent dans un groupe d’initiés, 10 à 12 personnes tout au plus. Elles décident ce qu’il faut lancer et utilisent les mêmes procédés que les « subprimes » et les « hedge funds » qui ont mené à la crise financière de 2008. On vend du vent et, avec le bénéfice, on continue à surinvestir jusqu’au moment où, dans cette « chaîne de Ponzi », tout le système finit par éclater comme une bulle. Aujourd’hui, vous avez des œuvres sur le marché, enfin, des artéfacts dont la cote augmente de 20 à 25 % en un an maximum. Cela n’a aucun sens, pas plus d’ailleurs pour les œuvres d’art que pour l’immobilier. Je crois que les « traders » en art, ce ne sont rien d’autre que trois ou quatre galeries américaines, deux galeries françaises, deux grandes maisons de vente et un ou deux soi-disant mécènes collectionneurs. Ce qui est gravissime, c’est que les pouvoirs publics acceptent non seulement de montrer ces « œuvres », mais de les valoriser par le prestige des lieux où elles sont exposées. Un des exemples le plus spectaculaire a été l’exposition des joujoux de Jeff Koons au Château de Versailles. Pour moi, il y a là un phénomène financier, une sorte de bourse véreuse où l’État agit comme une banque centrale avec une encaisse or inaltérable pour valider des assignats sans valeur. Aussi longtemps que le « marché » reste un jeu entre « traders », tout va bien, mais à partir du moment où l’État entre dans le système pour fonder en crédits ces opérations, on entre véritablement dans un système de corruption terrifiant.
S.R. : Vous faites référence au « post-human », à l’esthétique du stercoraire, d’un art, s’il est juste de l’appeler ainsi, qui s’investit dans des représentations de l’immonde, de l’abject et de la violence. Vous nommez quelques exemples « d’artistes » tels que Robert Gober, Andrés Serrano, Wim Delevoye, Gina Pane, Otto Muehl, etc. Dans notre société occidentale, force nous est de constater que nous assistons à une transgression des limites de plus en plus accélérée, à une perte de sens et un accroissement de personnalités narcissiques et d’états-limites, sans parler de la dépression. Cela nous amène à reconsidérer ce qu’est un artiste ou/et une œuvre d’art. Est-ce que toute œuvre et créateur qui s’approprient cette appellation est justifiée ? Et pourquoi, selon vous, assistons-nous à cette perte de sens et à cette décadence ?
J.C. : Pour reprendre vos expressions, il ne s’agit pas chez ces artistes de représentation de l’immonde ou de l’horreur « tel quel ». Par exemple, il y a eu dernièrement un grand scandale en France. Une photo du Piss Christ de Serrano a été violemment attaquée. Le directeur du Musée de Versailles l’a défendue en disant : « Mais enfin, l’horreur a toujours existé en art. Songez, par exemple, à la crucifixion de Grünewald à Colmar qui est le tableau le plus horrible qu’on n’ait jamais peint. » Il y a une nette différence entre exposer un crucifix dans un « verre de pisse », qui est l’immonde « tel quel », et faire une œuvre extraordinairement savante et puissante qui vous fait accepter que l’immonde existe. Voici un autre exemple : dans une exposition que j’ai faite en 2010, Crime et Châtiment, je montrais un tableau de Géricault, pris sur le vif à la morgue d’un hôpital ou au pied d’une guillotine, qui représente des membres coupés, des bras, des jambes, gisant dans un panier. On dira que c’est abject, que c’est immonde. Non, c’est une représentation de l’abject et de l’immonde à travers les moyens d’un art extrêmement raffiné qui font que, lorsque l’on a ce tableau sous les yeux, nous sommes fascinés par sa beauté. Il est répugnant de constater qu’aujourd’hui des artistes utilisent le « caca et pipi ». Pourquoi devrions accepter cela ? Parce que, comme certains l’ont dit à propos du Piss Christ de Serrano, l’artiste est tout puissant et peut tout se permettre. Je ne vois pourtant que deux « personnes » au monde qui possèdent ces qualités : Dieu, et là, je n’ai pas l’impression que ce soit le cas, bien que Serrano affirme : « Ah, moi, je suis un catholique, un bon catholique depuis toujours. » Quel culot ! Et si ce n’est pas Dieu, un enfant alors, un nourrisson qui, pour affirmer sa toute puissance fait « pipi caca » devant Maman et le lui impose. Il est étonnant que nous en soyons encore là alors que toute l’anthropologie, de Freud à Lévi-Strauss, l’a démontré : la culture est un éloignement progressif des pulsions anales et totalitaires de l’enfant. Le XIXe siècle a découvert que nous partons de l’analité pour aboutir à la génitalité et que nous pouvions passer de là à la culture. Ces artistes contemporains croient avoir la toute puissance du bébé dans son berceau. Maman est le public, le public assez gogo pour s’imaginer que ces « œuvres » seraient de la création. C’est le signe d’un retour, terrifiant et barbare, aux origines de l’espèce.
S.R. : Le phénomène de mondialisation auquel nous assistons inspire certains décideurs culturels et théoriciens de l’art contemporain à avancer que les créations artistiques des artistes d’aujourd’hui sont imprégnées par cet épiphénomène. Que l’artiste, suite à ses déplacements et ses rapports aux autres cultures internationales, introjecte toutes ces épistémès et acquis divers. Ne pensez-vous pas que cette approche ne tient pas compte de la dimension humaine, historique, identitaire ainsi que des profonds besoins d’enracinement de l’Homme ? Qu’en conséquence, nous pourrions assister à une plus grande perte de repères, une confusion intérieure et identitaire tant chez l’artiste que chez le regardeur ? Que ce discours est de nature superficielle et a occulté la dimension intrapsychique et profondément humaine des artistes et des regardeurs ?
J.C. : Oui, tout a fait. L’art mondialisé est, en général, fabriqué de toutes pièces aux États-Unis. Or, une culture est toujours particulière et identitaire, mais jamais globale. Et pourtant, le modèle américain domine le monde actuel. J’ai vécu et travaillé aux États-Unis, j’aime ce pays, mais ce n’est pas pour autant que je vais accepter la domination cynique et sourde qu’ils exercent. Cette culture, cette forme d’art, si cela en est un, est reprise par les Chinois et les Russes, qui croient y trouver des signes de leur libération. Ce sont, à mes yeux, plutôt les indices de leur nouvel asservissement. Il y a, en revanche, de grands artistes qui ont élaboré leurs œuvres sur des fondements culturels et identitaires extrêmement précis. En voici deux exemples : l’École de Londres, née en 1960, ne déroge aucunement de la tradition britannique, y compris Lucian Freud qui est actuellement le peintre le plus cher et le plus recherché au monde. Freud n’est pas un artiste globalisé, et son œuvre s’inscrit dans la tradition de Stanley Spencer et dans celle des années 1930, et plus loin dans celle du fond de la Mitteleuropa, sans oublier l’influence qu’a eue Francis Bacon, son ami. En France, il faut, sans doute, citer Giacometti. Né dans les Grisons, en Suisse, son père et son oncle étaient peintres. Les traditions italienne et suisse- allemande étaient profondément ancrées en lui et finalement Paris, les années 1930. Tout cela est très particularisé et fait une œuvre totalement originale et enracinée. Le reste, c’est du flan, du « bluff » pour le marché.
S.R. : Vos détracteurs vous reprochent de ne point apporter de solutions à vos constats et dénonciations. Que leur répondez-vous ?
J.C. : Que je ne suis ni prophète, ni Dieu. Je constate. C’est déjà beaucoup d’avoir le courage de constater, d’alerter et d’éveiller. Ce n’est pas à moi de changer le marché et la politique des musées en France. Je ne suis ni marchand, ni ministre de la Culture et ainsi de suite. Il est puéril d’imaginer que quelqu’un puisse, seul, apporter une réponse à des problèmes dont la globalité, l’universalité n’échappent à aucune personne de bonne foi.
L’hiver de la culture est un essai percutant, cinglant, qui vise droit au but, « sans détour, ni trompettes ». Un tel livre ne se résume pas, il faut le lire à tout prix. Jean Clair jette un regard éclairé, désenchanté et pénétrant sur le monde de l’art actuel. Il poursuit la critique qu’il mène depuis 20 ans contre les impostures et les dérives de « l’avant-gardisme » qu’il dénonce, sans concessions, et avec des exemples très précis. C’est avec le très grand discernement, l’expérience interne du milieu et l’intelligence qu’on lui connaît qu’il « touche au vif » le lecteur en parlant, entre autres, de la marchandisation trompeuse et fourbe de l’art avec ses « traders » sans scrupules, des musées des beaux-arts et de leurs collections qui sont aujourd’hui livrés à des « abattoirs culturels » et qui se sont égarés de leur vocation d’origine, et ainsi de suite. Ne nous méprenons pas, c’est par amour de l’art que Jean Clair nous livre son regard, sa pensée et ses acquis sur cet univers qu’il considère en décadence, en perte de sens et de conscience. Son talent d’écrivain nous rend cet écrit immensément « clair », brillant, lucide et sans faux-fuyants.