La critique en taxi
« Vous êtes photographe ? » me demande le chauffeur du taxi dans lequel je viens de monter en remarquant mon appareil photo.
– Oui, je suis aussi critique d’art.
– Vous écrivez ?
– Oui. J’écris dans des catalogues et dans des revues d’art.
– Il est justement question d’art dans l’émission de Marie-France Bazzo que j’étais en train d’écouter à Radio-Canada. Je vais monter le son. »
Concert de protestations. Les participants poussent les hauts cris, parce que Nicolas Mavrikakis a osé contester la valeur esthétique des Balloon Dogs de Jeff Koons. L’animatrice intervient alors avec un argument de poids : « Mais, Nicolas, tout le monde aime les chiens de Jeff Koons ! » J’interroge le chauffeur : « Vous avez entendu parler de Jeff Koons ? »
– Non. Je ne connais pas grand-chose à l’art. J’étais dans le domaine scientifique.
Excusez-moi, je vous ennuie sans doute avec mes explications de critique d’art.
– Je vais vous montrer une image. Il regarde l’écran de mon téléphone.
– Ce chien ressemble tout à fait au ballon de baudruche que j’ai acheté à mon fils dans une fête foraine. Il a fini par éclater et ça s’est terminé par des pleurs.
– Jeff Koons les fait reproduire en très grand format dans de beaux matériaux.
– Il les vend bien ses chiens ?
– Oui, de riches collectionneurs achètent très cher ses œuvres.
– Vous les aimez, vous, ces chiens ?
– Non.
– Mais alors pourquoi tant de gens les aiment-ils ?
– Les gens aiment que le sujet représenté soit une bonne imitation de l’original et, comme vous avez pu le constater, la ressemblance est parfaite.
– C’est tout ?
– On pourrait ajouter : la célébration d’un objet populaire, un peu de nostalgie par rapport à l’enfance, la mode… Cela pourrait bien se dégonfler un jour. »
Autoroute Bonaventure, le taxi est pris dans l’embouteillage… Le chauffeur me signale la nouvelle œuvre d’art public de Michel de Broin. « Quand je passe là, certains clients disent que c’est une honte d’avoir dépensé une fortune pour ça, alors que la ville aurait pu se servir de cet argent pour des choses utiles. Moi, elles ne me déplaisent pas ces sculptures. Elles me font penser à des arbres. Les gens prennent les escaliers et montent dans les branches. »
– Puisque vous étiez dans le domaine scientifique, le titre va vous plaire. Elles s’appellent « Dendrites ». Je ne sais pas si vous connaissez ce nom en français. Ce sont les prolongements ramifiés du neurone qui propagent les stimulations du cerveau. Mais elles sont évidemment interprétées par Michel de Broin à l’échelle du paysage. Les préoccupations sociales et politiques sont souvent présentes dans les œuvres de cet artiste. Pour lui, il était important que les personnes s’approprient ces sculptures en les parcourant, en s’y rencontrant. L’œuvre installée à cet emplacement rappelle aux Québécois de toutes origines l’importance du « vivre ensemble » dans une ville multiculturelle. Excusez-moi, je vous ennuie sans doute avec mes explications de critique d’art.
– Pas du tout, au contraire. Je saurai maintenant quoi répondre aux questions de mes clients. Regardez !
– Quoi donc ?
– Là. N’est-ce pas un Balloon Dog qui est accroché à l’escalier de la Dendrite? »