Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, Leipzig se réveille à l’Est affiliée au bloc communiste. Un mur sépare ses artistes de leurs collègues du reste de l’Europe et, par conséquent, de l’Amérique du Nord. Cité de la République démocratique allemande (RDA), ville où Jean-Sébastien Bach a vécu la majeure partie de sa vie, Leipzig n’en demeure pas moins une ville de culture, grâce notamment à la Hochschüle für Grafik und Buchkunst, l’école d’art fondée en 1764, l’une des plus anciennes d’Europe. Beaucoup d’artistes s’y distinguent, en particulier les peintres Werner Tübke, Bernard Heisig, Arno Rink et Sighard Gille : ensemble, ils fondent l’École de Leipzig. Ils défendent une peinture dominée par le réalisme socialiste ; cependant, récupérant à leur manière des sujets historiques et allégoriques, ils critiquent le régime autoritaire communiste. Dans les années 1970-1980, ils deviennent à leur tour professeurs à la HGB et contribuent à la formation d’une nouvelle génération de peintres.

Dans le monde communiste, comme la plupart des activités, l’art est régi par l’État. Il est interdit d’organiser des expositions privées et il n’est évidemment pas question d’en faire le commerce. C’est pourtant ce à quoi se livre Gerd Harry Lybke. Il organise des expositions, souvent chez lui, et vend illégalement les œuvres de ses camarades de classe, notamment Neo Rauch, Hans Archinger et Tilo Baumgärtel. En 1989, le rideau de fer tombe. Le monde s’ouvre et il peut désormais promouvoir le travail de ses artistes légalement et librement. En 1999, Lybke prend un risque financier : il présente les productions de Neo Rauch à l’Armory Show de New York. Critiques d’art, collectionneurs et amateurs new-yorkais tombent sous le charme des toiles de l’artiste allemand. Les uns et les autres sont époustouflés de constater que sous le ciel gris leipzigois, Rauch a développé un symbolisme riche, rappelant celui d’un Chirico ou d’un Magritte, et peint la vie sous le régime communiste, soutenu par une palette de couleurs éclatantes.

Le milieu de l’art international se tourne alors vers Leipzig, plus précisément vers la Baumwollspinnerei où se trouve l’atelier de Rauch, ceux de nombreux autres artistes, ainsi que les adresses de quelques galeries d’art, incluant celle de Lybke nommée Eigen + Art. Au tournant du nouveau millénaire, Leipzig continue de croître dans l’ombre de sa sœur voisine, Berlin. Néanmoins, la renommée de Rauch et de la Nouvelle École de Leipzig à laquelle il est associé, attire un nombre grandissant d’artistes et de galeristes qui s’installent progressivement dans la Spinnerei. Attirés par le dynamisme de cette peinture, plusieurs milliers d’amateurs d’art visitent régulièrement l’ancienne usine de filature de coton — autrefois la plus importante en Europe continentale. Les collectionneurs et les institutions acquièrent ponctuellement des tableaux, dont certains de très grandes dimensions. En deux décennies, la Spinnerei et Leipzig deviennent des lieux fétiches de l’art contemporain. Quelques galeries étrangères (Mexique, France, États-Unis, Pays-Bas) coulent dans le sillage du dynamisme ambiant. Et puis, en septembre 2016, Art Mûr (galerie bien connue de Montréal) inaugure à Leipzig un projet pilote d’un an pour souligner avec ampleur ses vingt ans d’activité.

D’emblée, Art Mûr a choisi de se démarquer. Elle n’y présentera pas de peinture, mais seulement des installations et des sculptures de huit de ses artistes, sélectionnés sur présentation d’un dossier. Réal Lanthier et François Saint-Jacques, les deux directeurs, veulent éviter la compa­raison avec les créations de la scène locale et désirent plutôt défendre le langage qui a fait la réputation de leur galerie au Canada. Leur projet s’inscrit dans le plan de développement d’Art Mûr, qui consiste à promouvoir la carrière des artistes de la galerie à l’étranger, notamment en Europe. Les résultats ne se font pas attendre. Certains artistes ont été invités à des projets d’expositions en Allemagne et ailleurs en Europe, des pièces ont été acquises par des collectionneurs. Malgré un certain succès, Art Mûr fait face à un défi de taille parce que le milieu de l’art de Leipzig vénère la peinture avant tout, elle en a fait son étendard.

De 2005 à 2009, Neo Rauch a enseigné la peinture à la HGB et, comme ses professeurs avant lui, Arno Rink et Werner Tübke, il a exercé une influence prégnante sur de jeunes artistes. Aujourd’hui, la HGB attire des étudiants du monde entier dont les influences artistiques outrepassent les racines picturales de leur alma mater. Un nombre grandissant d’institutions à Leipzig défendent le travail de cette nouvelle génération d’artistes, tout en reconnaissant l’histoire de la peinture de la ville. C’est le cas de la G2 Kunsthalle, fondée en 2015, qui abrite la collection Hilderbrand, de la Sparkasse Kunsthalle et des trois musées d’art de la ville : le MdbK (Museum der bildenden Kunst), la GfZK (Galerie für Zeitgenössiche Kunst) et le Musée Grassi.

À l’aube du trentième anniversaire de la chute du mur, Leipzig se dégage encore de l’atmosphère étouffante de la RDA. et tente, tant bien que mal, de redéfinir sa scène artistique dans le contexte d’une Europe en crise. Le pari d’Art Mûr est de se distinguer et de nourrir à sa façon une esthétique de caractère international au-delà de la prospérité de la légendaire Nouvelle École de Leipzig.