Nous sommes nombreux à avoir fait une croix sur l’idée d’acquérir une belle toile de Pellan, Riopelle, Borduas ou Sullivan. Hors de portée, dites-vous ? En fait, pas tant que ça. Il y a des milliers de gens qui travaillent tous les jours avec un tableau de maître sous les yeux. Et ce, sans débourser un sou de leur poche. Par quel miracle ? Depuis plusieurs décennies, des entreprises québécoises de toute nature ont rassemblé des œuvres d’art et les exposent dans leurs bureaux, au grand bonheur de leurs employés. Plusieurs d’entre elles possèdent une véritable collection, allant de quelques dizaines à quelques milliers de pièces. Seize membres de l’ACE (Association des Collections d’entreprises1) ont décidé de faire mieux connaître leur engagement vis-à-vis de l’art en demandant à Nicolas Mavrikakis, commissaire, de réaliser un portrait de la collection d’entreprise au Québec sous forme d’une exposition, que l’on peut voir à Espace Loto-Québec.

Petite ou grande, la collection d’entreprise est un phénomène particulier dont Nicolas Mavrikakis a mesuré l’ampleur et la signification en l’étudiant de près. Il est arrivé à la conclusion que la meilleure façon de l’évoquer serait de recréer le contexte des bureaux accueillant des œuvres d’art. Autrement dit, Espace Création, un des seuls endroits de l’édifice de Loto-Québec qui ne ressemble pas à un bureau… devient pour quelques semaines un espace de bureaux plus vrai que nature, avec ses cubicules, ses meubles, ses accessoires, une grande salle de réunion et même une ambiance sonore typique. Les murs sont garnis de peintures, de gravures, de photographies signées par des artistes célèbres comme Pellan, Warhol, Riopelle, mais aussi par des artistes moins connus, notamment des jeunes artistes. Le public peut ainsi se faire une idée de ce que c’est que de circuler et de travailler dans un bureau rempli d’œuvres d’art.

Tout d’abord, pour faire en sorte que sa sélection d’œuvres reflète le plus possible la réalité, le commissaire a établi des statistiques sur le type d’œuvres et d’artistes représentés dans les collections d’entreprise qu’il a visitées. Il a constaté qu’il y avait, par exemple, beaucoup plus de gravures que de photographies. Si beaucoup de collectionneurs se sont spontanément tournés vers la gravure, financièrement plus accessible, il faut bien reconnaître que la photographie a souffert et souffre encore d’une certaine discrimination. À cet égard, Nicolas Mavrikakis a volontairement décidé de négliger sa faible proportion (4 %) pour assurer à la photographie une plus grande présence dans son exposition. On ne s’en plaindra pas, puisque, comme il le rappelle, le Québec et le Canada comptent depuis longtemps des photographes brillants qui ont fait école et dont l’influence se traduit par l’éclosion actuelle d’excellentes œuvres photographiques. Du côté de la répartition homme/femme, la situation est plutôt encourageante et naturellement se reflète dans l’exposition puisque un tiers des artistes représentés sont de sexe féminin. Au sujet des objectifs poursuivis en général par les entre­prises, ils se rejoignent tous sur un point : il ne s’agit pas tellement d’acquérir une œuvre pour spéculer (les compagnies d’État n’ont pas le droit de revendre leurs œuvres) ou pour réaliser une bonne affaire (même si les avantages fiscaux sont réels dans la plupart des cas), mais plutôt d’agir en tant que mécène désireux de contribuer au développement de l’art et de la culture au Québec. Ce caractère est très présent dans tous les établissements, et l’aspect risqué de l’achat d’art est pleinement assumé. Un homme d’affaires comme François Rochon (Giverny Capital) a amorcé la collection de sa compagnie après s’être découvert une passion pour l’art ; il l’a cultivée ensuite en approfondissant ses connaissances en autodidacte. En général, l’achat d’œuvres est décidé uniquement par la direction de l’entreprise ou par l’intermédiaire d’un comité d’employés à la suite de soumissions de dossiers en accord avec le conservateur de la collection (ou la conservatrice, car il s’agit de femmes la plupart du temps). Si les œuvres proviennent d’artistes québécois dans 90 % des cas, les périodes de production prises en considération varient. Ainsi, à la différence de Loto-Québec qui s’intéresse aussi aux jeunes artistes, Power Corporation retient plutôt les œuvres créées jusqu’en 1970, parce qu’après ce moment tournant dans la création contem­poraine trop d’autres médiums entrent en jeu et que le recul donne plus de certitudes sur la valeur confirmée d’une œuvre.

Dans tous les cas, la collection d’entreprise est vue comme un moteur d’éducation dont tout le personnel peut bénéficier. Elle suscite l’organisation régulière de visites d’expositions et de rencontres avec des artistes invités à parler de leur travail ; dans certains cas, ces activités incitent les employés à constituer à leur tour une collection. Le fait que la Banque Nationale place des œuvres dans toutes ses succursales soulève beaucoup d’intérêt auprès de son personnel. À la question de savoir si la responsabilité de collectionner en vue de présenter les œuvres aux employés d’une entreprise suscite davantage de censure envers les œuvres à retenir ou, posée autrement, si les collections d’entreprise s’avèrent capables d’intégrer des œuvres très critiques, Nicolas Mavrikakis répond que s’il devait reprocher une attitude de censure, c’est d’abord au milieu de l’art en général qu’il l’adresserait. « Pourquoi exiger des entreprises qu’elles assument un regard radical alors que cette radicalité se fait si peu sentir dans les musées ? Ce qui est évident, dit-il, c’est que les décideurs vont éviter d’acquérir des œuvres choquantes (qui expriment des situations trop violentes ou trop explicitement sexuelles par exemple). Cela n’empêche pas de proposer des œuvres qui font réfléchir, comme la photographie d’Edward Burtynsky que François Rochon a installée à l’entrée de ses bureaux. Mon but n’est d’ailleurs pas tant de montrer les limites des collections d’entreprise que leur travail exceptionnel de diffusion : les œuvres acquises sont vues et revues par des milliers de gens auxquels le contact avec les œuvres d’art est proposé comme une chose naturelle. »

L’Association des Collections d’entreprises a-t-elle laissé toute liberté au commissaire ? « Complètement. J’ai eu carte blanche, et les projets proposés ont été très bien accueillis. Ainsi, mon idée de demander à Emmanuelle Léonard de réaliser une série de photographies dépeignant l’univers des collections d’entreprise en vue de les intégrer à l’exposition a été immédiatement encouragée par Loto-Québec. Il y a tout un volet de réflexion que je propose à travers divers panneaux et documents placés dans l’exposition. Le rôle concret de l’État qui soutient l’achat d’œuvres d’art, notamment par le biais de mesures fiscales, est clairement rappelé aussi. Certains textes viennent alimenter le débat sur la responsabilité des entreprises envers les œuvres acquises, comme c’est le cas pour l’œuvre de Serge Lemoyne au Casino. Certaines œuvres ont été choisies comme un clin d’œil, telle l’œuvre de Kamila Wozniakowska évoquant une bataille dans une salle de réunion, dans l’idée d’ajouter une touche ludique. » Les visiteurs pourront aussi avoir une idée plus précise de l’identité des collectionneurs (dont la photographie est affichée) grâce à une vidéo où cinq d’entre eux s’expriment au sujet de leur conception de la collection. Tout au long du parcours, des postes de consultation placés sur des pupitres donnent accès à des dossiers sur les œuvres et les artistes. De quoi plaire à tous alors, aussi bien aux amateurs éclairés qu’aux néophytes ? Nicolas Mavrikakis a conçu son Entreprise collective comme un millefeuille : « Oui, j’ai voulu que tout le monde s’y retrouve. J’ai juxtaposé des œuvres signées par des grands noms de l’art et des œuvres moins connues. En définitive, l’exposition propose de manière accessible un coup d’œil sur l’art collectionné en entreprise sous forme d’un bilan qui reste très personnel et subjectif, comme toujours de la part d’un commissaire. »


Exposition « Entreprises collectives »
Entreprises participantes : Aéroports de Montréal, Banque Nationale Groupe Financier, Caisse de dépôt et placement du Québec, Cirque du Soleil, Elgea inc., Fasken Martineau, Hydro-Québec, Loto-Québec, Mazars Harel Drouin, Mouvement Desjardins, Collection Norton Rose OR, Power Corporation du Canada, Senvest Collection, Tourisme Montréal, Vasco design international inc.
Exposition présentée par Loto-Québec en collaboration avec l’Association des Collections d’entreprises
Commissaire : Nicolas Mavrikakis
Du 25 mai au 21 août 2011

Espace Création
Rez-de-chaussée du siège social de Loto-Québec
500, rue Sherbrooke Ouest, Montréal
Tél. : 514 499-7111, poste 2829, ou 514 499-5087
www.lotoquebec.com
Heures d’ouverture : Mercredi : de 11 h à 20 h Jeudi et vendredi : de 11 h à 18 h Samedi et dimanche : de 12 h à 17 h Entrée libre

(1) L’Association des Collections d’entreprises (ACE) compte une trentaine de compagnies, d’institutions financières et de cabinets de professionnels, et réunit les propriétaires et les conservateurs de collections corporatives.