L’art au-delà des inuksuit, le point sur l’art inuit contemporain

En novembre dernier, Laakkuluk Williamson Bathory devenait la deuxième artiste inuk à remporter le prestigieux Prix Sobey pour les arts. La seule à avoir décroché le titre, jusqu’alors, était Annie Pootoogook en 2006. À l’époque, l’attribution de la récompense avait été une petite révolution et avait suscité le mécontentement de certains membres du jury, qui ne voyaient pas l’artiste comme légitime étant donné son absence de formation1. Quinze ans plus tard, l’art inuit et ses artistes sont davantage inclus et compris, mais il reste encore du chemin à faire.
« Je ne sais pas s’il y a quinze ans, Laakkuluk aurait pu remporter une telle récompense », se questionne Niap, une artiste du Nunavik installée à Montréal. Connue pour ses performances d’uaajeerneq, une danse du masque pratiquée par les Inuit du Kalaallit Nunaat (Groenland), Laakkuluk Williamson Bathory « défie courageusement, selon le jury du Prix Sobey pour les arts 2021, les notions préconçues à travers une expérience vécue et incarnée2 ». Selon Niap, l’artiste a osé avec sa pratique de la performance. Elle se réjouit de voir que cela trouve un écho auprès du public.
« La contribution d’Annie Pootoogook a été révolutionnaire sur ce plan, croit Alysa Procida, directrice générale de la Inuit Art Foundation. Maintenant, il y a une meilleure compréhension du travail des artistes inuit. D’ailleurs, bien qu’il n’y ait eu que deux gagnantes originaires du Inuit Nunangat dans l’histoire des Prix Sobey, plusieurs autres ont été nommés dans la liste courte au fil des années. »
Un changement de perception s’est opéré au sein du public, mais aussi d’approche organisationnelle pour appuyer les artistes. « En 2012, la Inuit Art Foundation a dû interrompre ses opérations, mentionne Procida. Ça a été difficile et long de la remettre sur pied, mais grâce à la volonté des artistes, on a réussi à se reconstruire. On a dû modifier nos programmes en profondeur pour appuyer les artistes là où ils pratiquent, en ville, et dans l’Inuit Nunangat. »


DES DISCIPLINES VARIÉES
La fondation a également dû s’adapter à la multiplication des médias explorés par les artistes inuit. Si, auparavant, ils étaient surtout connus pour les estampes, les textiles et les sculptures, aujourd’hui ils œuvrent dans une pluralité de médiums avec une diversité de matériaux. « Il y a des peintres, des céramistes, des cinéastes, des photographes de très grande qualité, énumère Heather Igloliorte, conservatrice et professeure associée en histoire de l’art à l’Université Concordia. Après sept décennies, l’art inuit continue de s’épanouir et de maintenir sa place grâce à cette diversité d’artistes. »
« Pour moi, ce qui est important, c’est d’abord de raconter et de faire partager ma culture, peu importe quelle forme prend ce message. »
Niap est un bon exemple de cette multidisciplinarité. Davantage connue pour ses œuvres sur papier et ses sculptures, elle a été jointe à Vancouver où elle présentait au Théâtre Waterfront Aalaapi, une pièce combinant l’esthétisme du théâtre et de la radio. « Pour moi, ce qui est important, c’est d’abord de raconter et de faire partager ma culture, peu importe quelle forme prend ce message. »
MIEUX CONNAÎTRE LA SCÈNE INTERNATIONALE ET LE MARCHÉ
Lorsque Annie Pootoogook a reçu le Prix Sobey pour les arts, elle a été emportée par une spirale d’attention critique à laquelle elle n’était pas préparée. Aujourd’hui, les artistes inuit ont une meilleure compréhension de la scène internationale. La cousine de Pootoogook, Shuvinai Ashoona, en est l’exemple. Après des œuvres exposées à Glasgow et Berlin, son travail sera reconnu cet été à la 59e Exposition internationale d’art contemporain de la Biennale de Venise dont le commissariat est assuré par Cecilia Alemani.
Internet a aussi contribué à l’épanouissement de l’art inuit et l’a fait connaître aux galeristes du sud du pays, croit Patricia Feheley, directrice de Feheley Fine Arts. « Plusieurs artistes sont maintenant exposés dans des galeries d’art contemporain, alors que le nombre de galeries commerciales traditionnelles a largement diminué. Celles qui demeurent sont celles qui ont déjà été confirmées par les collectionneurs et autres institutions. »
« Les coopératives [instaurées dans les années 1960] et les gens qui les ont soutenues ont contribué à nourrir et à pérenniser le marché de l’art pour les Inuit, et maintenant les artistes contemporains en bénéficient », remarque Igloliorte. Une avancée qui, selon elle, est là pour de bon. L’ouverture récente du musée d’art inuit Qaumajuq à Winnipeg et la tenue, par le Musée des beaux-arts de Montréal, d’une exposition explorant la place de la musique dans les arts visuels inuit à partir de novembre prochain en sont deux preuves.
Par contre, il reste du travail à accomplir pour défaire des décennies de pratiques coloniales, estime Procida : « Il y a encore des barrières systémiques qui nuisent à l’égalité des chances pour les artistes inuit, notamment l’accès limité à Internet dans le Nord et l’absence d’infrastructure. » La fondation espère que les artistes souhaitant pratiquer dans l’Inuit Nunangat puissent le faire avec autant de ressources que ceux dans le Sud.
1 Nancy Campbell, Annie Pootoogook, Cutting Ice (Fredericton : Goose Lane Editions et Vaughan : McMichael Canadian Art Collection, 2017), p. 93.
2 Musée des beaux-arts du Canada, communiqué de presse, Laakkuluk Williamson Bathory remporte le Prix Sobey pour les arts 2021, un prix prestigieux de 100 000 $ destiné aux artistes émergents du Canada(6 novembre 2021).