L’art au temps du coronavirus

La crise qui découle de la pandémie se ressent des petites galeries aux gros musées, tout en faisant ressortir la capacité à se retourner et à innover chez les acteurs du milieu des arts visuels québécois.
« L’impact est énorme et l’ampleur des conséquences, encore difficile à mesurer. C’est certain que le marché de l’art sera affecté par une économie fragilisée. »
Ces mots de Julie Lacroix, directrice de l’Association des galeries d’art contemporain (AGAC), résument bien l’état d’esprit général dans le secteur des arts visuels, frappé de plein fouet par les mesures de confinement et d’interdiction de rassemblement qui découlent de la pandémie de la COVID-19. La situation est difficile du côté des galeries. Comme l’indique la directrice de l’AGAC, « plusieurs collectionneurs auront tendance à être plus prudents en termes d’acquisitions ».
Les artistes et travailleurs culturels voient pour leur part les contrats coupés les uns après les autres. « Toutes nos résidences sont annulées, car il nous est impossible de donner accès à nos bâtiments aux artistes pour travailler », confirme Vincent de Repentigny, directeur artistique et général de l’organisme en arts vivants LA SERRE. Quant au financement, le Conseil des arts du Canada (CAC) suspend ses subventions pour les projets impliquant des voyages jusqu’au 31 juillet, tandis qu’au Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ), l’analyse des dossiers 2020-2021 est reportée jusqu’à nouvel ordre. « Le plus difficile pour les organismes culturels, c’est de planifier à plus long terme, ne sachant pas combien de temps la crise durera », souligne Julie Lacroix.
De nombreux rassemblements artistiques ont été annulés, à l’image de l’International de la sculpture de Beauce Art qui devait se tenir du 24 mai au 14 juin à Saint-Georges. « Il était devenu impensable de maintenir le symposium, qui réunit des sculpteurs des quatre coins de la planète, ou même de le déplacer plus tard dans l’année compte tenu de tous les préparatifs nécessaires à la tenue d’un tel événement et de l’incertitude résultant de cette crise internationale », indiquait l’organisation dans un communiqué.
L’édition 2020 de la foire Papier, qui devait quant à elle avoir lieu à Montréal fin avril avant d’être reportée à la mi-juin, aura finalement lieu gratuitement en ligne dès le 1er juin. Le site Web de la foire deviendra une vitrine numérique où les amateurs d’art pourront entrer en contact avec les galeristes, découvrir les œuvres et assister aux tables rondes. « L’Association conçoit cette offensive de promotion comme un effort concret vers une relance du marché de l’art », a indiqué l’AGAC, qui développe également une application de réalité augmentée pour visualiser les œuvres chez soi.
C’est aussi pour le numérique qu’a opté Philippe U. del Drago, directeur général et artistique du Festival International du Film sur l’Art (Le FIFA), qui s’est tenu fin mars. Quarante-huit heures après l’interdiction des rassemblements, le temps de réorganiser son équipe et de contacter les ayants droit des films, le directeur annonçait que le festival se ferait en ligne. Le FIFA a été parmi les premiers festivals au monde à basculer au numérique en proposant une partie de sa programmation sur Vimeo pour trente dollars. « Dans ces périodes de crise majeure, il faut être capable de se recentrer sur son métier. Nous, on apporte une programmation à un public. La programmation était déjà faite et je me suis dit qu’en ces temps sombres elle pourrait faire du bien aux gens, alors on l’a offerte en ligne », explique son directeur.

Culture sur le Web
En réaction à la crise, de nombreux établissements culturels mettent en avant leurs ressources en ligne. Le Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ) propose ainsi des visites virtuelles de ses salles, et on trouve sur le site du Musée d’art contemporain de Montréal (MAC) une zone audio-vidéo et une sélection d’œuvres qui permettent entre autres de (re)visiter les grandes expos et d’en savoir plus sur les artistes.
Outre ces ressources déjà présentes, plusieurs institutions ont mis sur pied de nouvelles initiatives pour tisser des liens communautaires ou pour offrir des plateformes aux artistes. Pour sa part, le Musée d’art de Joliette a lancé dès la mi-mars le projet Musée en quarantaine, un lieu virtuel où sont exposées en photos les créations des internautes, sur un thème qui change chaque semaine. « Nous avons reçu beaucoup de commentaires positifs de la part de différentes personnes au Québec, et même à l’étranger, encouragées par ce projet de création communautaire et de discussion artistique avec les membres de notre équipe », raconte Jean-François Bélisle, le directeur général du musée.
« L’idée d’être seul “ensemble” comme condition déterminante de notre vie contemporaine n’a jamais été aussi réelle qu’en ce moment », peut-on lire dans un communiqué du Centre PHI, qui lance une résidence d’artistes virtuelle. « En cette période de solitude partagée à l’échelle mondiale, […] Lignes parallèles invite les artistes à se faire entendre par le biais de la création. » Ce nouveau site permet de suivre pendant soixante jours la démarche, documentée en ligne, de dix artistes qui ont fait l’objet d’une sélection, toutes disciplines confondues.
Le Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) a quant à lui participé au webinaire du Conseil international des musées (ICOM) et de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) sur le rôle social des musées. Le MBAM s’est notamment engagé à déposer chaque matin une proposition culturelle sur ses réseaux sociaux. Il a également mis en ligne des œuvres de sa collection, des vidéos ou encore des jeux-questionnaires. Et c’est un succès : le musée a enregistré des hausses exponentielles des abonnements à sa page Facebook et des téléchargements de son application mobile, qui propose parcours muséaux et audioguides, tandis que les vidéos où le public pose ses questions aux experts du musée ont attiré près de 26000 personnes.
« C’est encourageant de voir que notre milieu se serre les coudes, reste connecté, fait preuve de créativité et s’adapte de façon remarquable dans un virage numérique un peu obligé », indique Julie Lacroix. Les membres de l’AGAC ont suivi la tendance et bonifié leur présence virtuelle, notamment sur les réseaux sociaux : vernissages et visites virtuelles, galeristes qui s’adressent à leur public en live sur Facebook et Instagram, incursions virtuelles dans les ateliers d’artistes… Si la plupart de ces initiatives ne rapportent pas d’argent aux artistes, financièrement plus démunis que jamais, certaines galeries proposent à leurs clients des rencontres via FaceTime, tandis que d’autres promeuvent leurs artistes sur des plateformes de vente en ligne comme Artsy.

VIVIANEART
Adapter les mesures du secteur culturel
En réponse aux conséquences financières des mesures de confinement, « les différents organismes qui soutiennent le milieu des arts ont réagi de façon rapide et proactive, note Bernard Guérin, directeur du Regroupement des artistes en arts visuels du Québec (RAAV). Les organismes sont complémentaires, ils communiquent bien et s’assurent que les informations circulent. »
De son côté, le Conseil des arts du Québec a rapidement mis en place un fonds pour aider les artistes, tandis que le CALQ est intervenu pour le rapatriement d’artistes en tournée à l’étranger et a dégagé une aide d’urgence de ses programmes existants. En outre, afin de traiter les demandes d’aide, le CALQ a créé des adresses courriel et des formulaires simplifiés pour les récipiendaires de bourses ou de subventions dont les projets sont en cours. Au CALQ comme au Conseil des arts de Montréal, la plupart des paiements de subventions ont été garantis même en cas d’annulation.
« La SODEC effectue présentement une collecte de données auprès des entreprises pour évaluer les pertes et les impacts de la crise, ce qui lui permettra de réagir et d’adapter son aide financière, indique Julie Lacroix au sujet des galeries. Nous sommes confiants que la SODEC sera là pour soutenir notre secteur d’activité au mieux de ses capacités. » Du côté du fédéral, une bonification de la subvention salariale aux PME a été annoncée.
Mais certaines mesures gouvernementales ne sont pas adaptées aux entreprises culturelles. Ainsi, la subvention salariale aux entreprises qui assure 75 % des revenus des employés sera difficilement accessible pour les organismes culturels dont les revenus ne sont pas mensuels. Déjà, en temps normal, les artistes ont tendance à passer entre les mailles du filet en matière d’aides sociales ou d’assurance-emploi ; en cette période de pandémie, le RAAV s’applique donc à vérifier qu’aucun artiste ne soit oublié. De nombreuses questions se posent : par exemple, des revenus de droits d’auteur disqualifient-ils les artistes pour la Prestation canadienne d’urgence ? Si on transforme une exposition physique en exposition virtuelle, qu’en est-il des redevances ?
« Dans une situation comme celle-ci, nous essayons d’adapter le plus possible les mesures générales afin de nous assurer qu’elles s’appliquent correctement au secteur des arts », expliquait fin mars le directeur du CAC, Simon Brault, dans une entrevue à Canadian Art. « Je suis en contact quotidien avec le gouvernement afin de donner des conseils, d’expliquer le contexte spécifique du secteur culturel et de prendre des mesures urgentes.»
Au niveau provincial, une rencontre a eu lieu le 20 avril entre le gouvernement et des représentants du milieu culturel. Ces derniers ont notamment demandé à ce qu’un soutien du provincial s’ajoute à celui du fédéral, et qu’une campagne promotionnelle stimule la reprise graduelle des activités du secteur.

Adam York Gregory + Gillian Jane Lees / A Working Hypothesis (UK)
Photo : Rose de la Riva
Générosité et soutien public
À LA SERRE, qui vit grâce à des fonds publics, la résilience est de mise. Idem au RAAV, accompagné financièrement par le CALQ. « Mais notre financement vient aussi de la cotisation des membres, ajoute Bernard Guérin. Il va donc falloir se montrer souple… » Les fondations voient, quant à elles, leurs finances diminuer. Mais celle du MNBAQ a bénéficié d’un bel élan de générosité à la suite de l’annulation de son gala annuel, qui devait générer près de 500 000 $, quand tous les participants ont choisi de convertir leur commandite ou billet en dons. La fondation prévoit d’ailleurs maintenir son encan silencieux dans une formule virtuelle.
« Nous assistons présentement à un mouvement de solidarité pour soutenir la culture d’ici, confirme Julie Lacroix. Nous espérons que cette tendance puisse perdurer et même contribuer à relancer notre économie culturelle une fois la crise passée. Il est plus important que jamais que les Canadiens retrouvent l’envie d’assister à des événements culturels et de consommer leur culture en investissant dans les artistes d’ici. »
Pour la directrice de l’AGAC, des mesures de sensibilisation seraient nécessaires, comme une allocation d’aide aux musées pour augmenter leurs budgets d’acquisition, un fonds spécial dans les entreprises parapubliques dédié aux acquisitions d’œuvres ou une offre de prêts sans intérêt pour l’acquisition d’œuvres originales – à l’image d’Own Art, initiative créée en 2004 par le Conseil des arts du Royaume-Uni. Au niveau municipal, on pourrait penser à des mesures sur le report des taxes municipales ou encore à plus de flexibilité pour le paiement des loyers des entreprises et organismes culturels.
Pour sa part, le MAC a annoncé que la totalité du budget d’acquisition 2020 sera dédiée exclusivement à l’achat d’œuvres d’artistes établis et actifs au Québec. Une campagne de financement est d’ailleurs en cours pour doubler le budget annuel et le Comité consultatif des acquisitions se rencontrera dès le mois de juin, « afin d’injecter rapidement des fonds dans l’écosystème local », peut-on lire dans un communiqué.
La situation actuelle devrait en tout cas aider à structurer le marché futur et avoir des effets accélérateurs sur les nouvelles façons de faire dans le très vulnérable secteur de l’art. « Cette crise pose des questions qui émergeaient déjà avant, sur notre rapport à l’environnement notamment, avance Vincent de Repentigny. Par exemple, les déplacements internationaux, qui vont être transformés pour toujours. Comment garder cette connexion avec des gens de partout d’une façon différente ? » À LA SERRE, on se pose aussi la question de la pertinence du tout numérique : pour une structure qui accompagne la rencontre entre public et artistes, l’inquiétude est financière mais aussi existentielle.
Même questionnement au FIFA sur le numérique, mais aussi sur l’accessibilité de l’art. « J’ai particulièrement été touché par plusieurs courriels reçus de gens de la Côte-Nord, qui étaient heureux d’avoir accès cette année à notre programmation, raconte Philippe U. del Drago. En même temps, ce qui manque le plus aux gens en ce moment, c’est du contact humain, des lieux où se rencontrer. » Sans compter que les événements artistiques créent une émulation professionnelle et des occasions de réseautage. « Une partie de notre métier, qui est très importante, est de réunir les gens et de créer des rencontres. On a hâte de retourner en salle, conclut M. U. del Drago. En attendant, notre métier doit rester le même. Il faut juste transformer notre façon de le manifester… »