Vous n’aimez pas l’art contemporain, pas plus l’urinoir de Duchamp que les lapins gonflables de Jeff Koons ou la « machine à caca » de Wim Delvoye ? Ne courez pas chez le psy : vous n’êtes ni anormal, ni inculte pour autant. En France, des enquêtes ont montré que les enseignants étaient parmi les plus rétifs à l’art contemporain. Allez donc dire à un enseignant français qu’il est inculte, juste pour voir…

Ne pas aimer l’art contemporain n’est ni un drame ni un crime, comme l’expliquait serei­nement une sommité française de la sociologie de l’art, Nathalie Heinich, aux participants montréalais d’un récent colloque1 venus échanger sur les différentes manières de rejoindre et de renouveler les publics de l’art contemporain. Car, que l’on soit conservateur dans un musée, agente culturelle dans une maison de la culture ou coordinatrice dans un centre d’artistes, la question, lancinante, demeure la même : comment attirer à l’art contemporain, dans ses différentes déclinaisons (performances, interventions, installations, art numérique, etc.), les gens déjà intéressés par l’art moderne et ceux qui, intrigués ou perturbés par l’art contemporain, pourraient encore se laisser tenter et, qui sait, se laisser convaincre.

Si l’on ne peut obliger qui que ce soit à aimer l’art contemporain – ce n’est ni une cause ni une religion –, on peut certainement en favoriser l’accès, comme le suggérait encore Nathalie Heinich, en commençant par écouter ceux qui en sont passionnés – ce ne sont pas des extra­terrestres – quant à leurs motivations, mais aussi en y initiant les jeunes dès la petite école. L’accueil du public est aussi crucial, de l’avis de tous les intervenants du colloque.

Mais rien n’est gagné d’avance : dans son récent ouvrage intitulé Le paradigme de l’art contemporain2, Nathalie Heinich rappelle que l’art contemporain est en rupture radicale avec l’art moderne et son exigence d’« intériorité » de l’artiste. Et, surtout, il a pour règle fondamentale de transgresser les conventions de ce que le sens commun entend généralement par art. D’où découle nécessairement, pour le public qui n’y est pas initié, le besoin d’un mode d’emploi, d’une « médiation » (terme qui a la cote ces temps-ci), qui lui permettent de comprendre, premièrement, que ce qu’il a devant lui est bien une œuvre d’art et, deuxièmement, que celle-ci peut lui procurer un plaisir, ludique ou intellectuel, ou même, pourquoi pas, une émotion.

Les intervenants au colloque étaient là pour partager leurs expériences visant à amadouer le public peu familier avec l’art contemporain – expériences qui variaient en fonction du mandat et surtout des ressources humaines et financières, loin d’être les mêmes pour un musée, une maison de la culture ou un centre d’artistes.

Ainsi, pour la coordinatrice à la program­mation du centre multidisciplinaire DARE-DARE, Julie Fournier Lévesque, le succès d’une intervention en milieu urbain ne se mesure aucunement en fonction du nombre de personnes qui y assistent, puisque ces actions se veulent marginales. L’important, c’est que l’artiste soit « content », qu’il ait pu mener sa démarche à terme. Au diable la médiation !

À l’autre bout du spectre, Mark Lanctôt, conservateur au Musée d’art contemporain de Montréal, insiste sur la nécessité de multiplier les stratégies de médiation de l’art contemporain grâce à ce qu’il appelle un « dialogue adapté à la personne qui visite ». Il cite plusieurs initiatives prises par le MACM, telles que les expositions thématiques à forte résonnance populaire (Beat Nation sur l’art autochtone) et les partenariats avec le Quartier des spectacles, d’autres institutions muséales ou Télé-Québec.

Aussi insaisissable que paraisse parfois l’art contemporain, les diffuseurs sont forcés de concevoir des stratégies de médiation qui puissent permettre au grand public d’apprivoiser ce drôle d’animal, mi-chameau mi-girafe. Aux yeux de Nathalie Heinich, réconcilier l’art contemporain et le grand public demeure une tâche épineuse, puisque le visiteur arrive aux expositions avec des cadres mentaux relevant d’un autre « paradigme ». Mais, sur le terrain, localement, les initiatives originales se multiplient, qui tentent de combler, avec plus ou moins de succès, le fossé entre un art mal aimé et un public curieux de l’art qui se fait.

(1) « Nouvelles manières de diffuser l’art contemporain », organisé par Accès Culture Montréal à la Maison de la culture Marie-Uguay, le 16 mai 2014.

(2) Le paradigme de l’art contemporain – Structures d’une révolution artistique, Nathalie Heinich, Gallimard, Paris, 2014, 373 pages.