L’Art systémal, Fumisterie ou sérieux
L’artiste, un agent double
Un nouvel art est sur le point de naître, qui relève de l’esthétique systémale. Bizarre que le rapprochement de ces deux termes, du moins a priori. Car comment les réconcilier, alors qu’ils soulèvent maintes associations d’idées contradictoires ? Par exemple, le terme systémal renvoit normalement à des images non seulement dépourvues d’esthétique, mais issues de procédés technologiques déshumanisants. Donc, deux mots incompatibles en apparence, et dont la portée nous effraie, puisqu’elle modifie le rôle même de l’artiste. Ce dernier n’est plus le prophète en liberté auquel nous étions habitués et dont le rôle nous rassurait; il est maintenant muni d’une double personnalité. D’une part, il prétend assujetir ou neutraliser les forces déshumanisantes de notre société; d’autre part, il a un parti pris technologique. Devant cette duplicité de l’artiste, on se sent trahi, nous les profanes, et on ne peut s’empêcher de se demander comment il peut sauvegarder le peu d’humain qui nous reste?
Photographies — Diagrammes — Magnétophones
Or, que propose l’esthétique systémale? Un art qui se compose de photographies, de cartes, de diagrammes indigestes, de magnétophones en marche, quand ce n’est pas de notes explicatives dactylographiées. Ce qui le distingue, c’est un penchant marqué pour la documentation. Une exposition du genre dans les galeries d’art consiste à nous expliquer comment réaliser une chose — n’importe laquelle — ou à nous renseigner sur une chose qui a une existence propre, que ce soit dans le passé, le présent ou le futur. Ce type d’art rejette la notion de composition. La disposition des objets vise uniquement à nous transmettre un message aussi clairement et brièvement que possible. Et bien qu’on nous enseigne comme une chose est, était ou pourrait être réalisée, le produit final en somme : peu d’importance. Car, foncièrement la création systémale est standardisée et, partant, n’est pas unique. C’est pourquoi personne ne se soucie de Ia réaliser. Le produit ne vaut rien par lui-même: seul importe le procédé.
Le moyen, la fin et l’objet d’art
Antérieurement, l’artiste exploites les moyens dont il disposait. A l’aide de matériaux, et en faisant appel à son talent et à ses connaissances, il devait construire, peindre ou sculpter. A la fin, ce qui était mis en oeuvre disparaissait. Tout ce que l’artiste avait utilisé se métamorphosait en œuvre d’art. A cette fin, il donnait tout ce qu’il avait. Et d’elle, effectivement surgissait l’étonnante création. Dans l’art systémal, les moyens sur la fin, du moins par rapport à la notion de représentation concrète. John Cage affirmait: « Au droit de propriété, nous sommes en train de substituer celle d’utilisation. » En ce qui concerne le produits de l’esthétique systémale, on peut se poser la même question: utilisation à quelle fin? Il est bien vrai qu’avec la disparition suivie des valeurs formelles, on se débarrasse indirectement du droit de propriété en art. Prenons par exemple l’apparition de sculptures molles dont les contours flexibles défient la notion d’objet. Ou encore l’art minimal ou l’art modulaire dont les éléments sont interchangeables et où, par conséquent, l’agencement externe de la forme l’emporte sur la forme elle-même. Or, que déduire de la disparition progressive des valeurs formelles sinon que l’art veut désormais faire partie intégrante de l’univers. L’esthétique systémale est à la pointe de cette révolution. Elle suscite les plus vives controverses, mais elle le rejoint et renforce la tendance actuelle vers l’abandon de l’objet d’art.
De nouvelles valeurs
Le quoi contre le comment. L’abandon des contours, la reproduction de la forme en séries et l’usurpation progressive de la forme tangible par des éléments extérieurs sont à la base d’un nouveau système de valeurs qui abandonne l’objet concret pour adopter des objets d’art tributaire de systèmes abstraits. (Éventuellement, on se retrouve avec tout un attirail de procédés documentaires tangibles, mais qui semblent totalement dépourvus de valeur esthétique.)
Disparition de l’émotion
L’art se traduit visuellement par la forme, mais c’est l’émotion provoquée par l’articulation des conventions esthétiques qui nous aide à le mieux comprendre. L’art puise sa signification dans la forme proposée et l’émotion qu’elle suscite. La forme signifiante est une façon de parler en général de la forme produite par l’artiste pour déclencher l’émotion. Ceci dit, revenons à notre problème tel que posé au début de cet article. Comment réconcilier esthétique – c’est-à-dire la forme signifiant et systémal, alors que l’art systémal est extérieur à la forme et ni à long terme toute forme tangible signifiante ? C’est alors que nous nous reportons aux préoccupations esthétiques des plus actuelles préconisent la dissolution de l’objet et l’intégration de l’art à l’univers. Et, du même coup, nous bouchons sur une attitude qui porte le germe de sa propre destruction. Car son seul recours à une forme signifiante ne provoque pas d’émotion.
Ailleurs — Confusion
Notre verdict serait-il précoce? Peut-être cherchons-nous une forme signifiant là où elle n’existe pas? Serait-ce que nos facultés de perception sont tellement dilatées lorsque nous nous interrogeons sur la nature de l’esthétique systémale que nous sommes portés à sauter aux conclusions? La perception consiste à postuler des hypothèses à partir d’indices visuels. Elle vous permet de vérifier ce que, dès l’abord, nous attendons. Or, grande est la distance qui séparait la réalité extérieure est ce que nous espérons voir, surtout lorsqu’il s’agit de voir et de comprendre l’art systémal. Les indices et les points de repère habituels sont justement absents et nous nous croyons souvent menacés.
Échec — Dislocation
Nous sommes habitués à penser que la forme renvoie à un objet concret, occupant un espace délimité par ses contours et autonome. Concept conventionnel qui a toujours dominé les rapports entre l’homme et son environnement. Or , en ce qui nous concerne, l’être humain occupe un espace, mais l’espace à l’intérieur de ses contours constitue précisément la forme positive. Et ses organes sensoriels, ses outils perceptifs, lui permettent de communiquer avec l’espace ambiant et servent à capter une autre forme, négative cette fois. Ainsi, avons-nous deux types de formes: négative, si elle requiert le concours de nos sens, et positive, s’il s’agit d’une masse concrète comme notre corps. Repenser et refaire cette relation a toujours été une des préoccupations majeures de l’artiste. Mais il n’a jamais réussi puisque les rapports entre l’intérieur et l’extérieur, l’objet et l’espace, étaient disloqués et non réconciliés au départ, et simplement retransmise sous de nouvelles étiquettes. L’artiste semblait donc à tout jamais prisonnier de cette dislocation.
La forme est le verbe
Or l’esthétique systémale réussit à libérer la forme signifiant de l’objet tangible. La forme signifiant ne persiste, mais elle devient intangible. En d’autres mots , l’artiste doit redéfinir la notion de forme. De nouvelles prémissions permettent d’établir une base valable à des recherches ultérieures. Traditionnellement, l’art a maintenu un équilibre délicat entre le facteur subjectif et le facteur objectif. Le nouvel art dont nous pouvons parler se situe à l a convergence et de ces deux pôles. Dès qu’il s’agit de fabriquer un objet d’art, on se heurte inévitablement à l a notion de hiérarchie: une forme ne l’emporte-t-elle pas sur une autre? L’esthétique systémale annule ce choix, car, pour l’artiste systémal, la forme est indissociable du procédé, et ce procédé est universel. Auparavant un substantif, le terme forme est maintenant un verbe. Puisque l’artiste systémal ne désire nullement créer de ses formes signifiantes et tangibles, c’est un micro-universel qui retient son attention, c’est-à-dire l’essence même de l’individu. Comme les mots et les lettres dont les formes n’ont de sens que si elles transmettent un message , les symbole de l’artiste systémal — les éléments tangibles avec lesquels il travaille — sont les parties constituantes d’une expérience qui déclenche une prise de conscience des procédés universaux. Ces derniers, de par leur nature, ne peuvent être présentés concrètement, d’où l’aspect inesthétique de ce nouvel art documentaire.
Intériorité de l’univers — Situation
Au coeur même de l’esthétique systémale réside la notion que rien n’esstatique, et l’idée de stabilité en perpétuel mouvement est un concept absolu qui n’aucune comprise sur la réalité. Pour comprendre l’art systémal, il faut envisager l’individu comme le prolongement intériorisé de l’univers, au même titre que l’enfant aux prises avec son environnement. Lorsqu’un enfant de deux ans connaît la gravité, c’est qu’il a développé une plus grande maîtrise de son corps. On dit lorsqu’il prend conscience de l’intériorisation de l’espace. L’esthétique que systémal relève du même phénomène. Cependant, il faut remplacer le mot espace par univers, et nous substituer l’enfant.
Votre peau
L’art systémal nous aide à prendre conscience du rôle de ce procédé dans notre vie. Il permet aussi à l’homme de sortir de sa coquille et se sent lié à l’univers qui englobe. Sous l’impact de la technologie électronique électronique moderne, l e rayonnement de nos perception a grandement diminué l’importance que nous accordions à notre physique. Cette évolution ne risque-t-elle pas d’anéantir cette frontière qu’est votre peau ? Comment nous définir ? Où commence, où finit notre personnalité? Ce sont là des question que doit affronter l’art systémal. Tente d’y répondre c’est admettre que le processus de création se replie en lui-même et qu’il devient l’objet d’une introspection. L’artiste système; donc poussé à stéréotyper le processus de création en créant de petits systèmes dont les parties sont semblables et interchangeables. Nous sommes alors invités à enlever chaque partie séparément et, les pleins disparus, à contempler les vides.
Traduction de René Rozon
Henry Lehmann. Jeune artiste américain, né à Nashville, Tennessee, en 1945, résidant et travaillant à Montréal. Etudia la peinture a l’Université d’Illinois et le graphisme à l’Ecole des Beaux-Arts de Montréal. Enseigne le graphisme et poursuit ses études à l’Université Sir George Williams. Cet article se veut une synthèse de notes que l’artiste inscrit dans un carnet au jour le jour.