Le Centre Bang : revenir à la terre pour bâtir une communauté
Il était une fois un petit centre d’artistes au Saguenay–Lac-Saint-Jean qui rêvait grand, au-delà du white cube, des méthodes de fonctionnement et des activités traditionnelles qui régissent les arts visuels. En connexion avec son territoire, et souhaitant l’être davantage, le centre Bang s’est investi dans un projet innovant afin de redéfinir sa mission : acheter une terre forestière pour positionner l’art au centre du développement économique, social et artistique régional.
Après s’être heurtés à la surenchère du marché immobilier, les codirecteurs de Bang, Sébastien Harvey et Patrick Moisan, ont dû revoir leur stratégie. À coups de visites dans les villages voisins, de jasettes de perron avec de nouveaux camarades, de balades de motoneige à -25°C, Bang a fait l’acquisition d’une terre forestière de cent cinquante acres à Saint-Nazaire, à quarante minutes du centre situé en plein cœur de Chicoutimi. Ce projet de longue haleine qui s’échelonnera sur trente ans se nomme KM3 : une initiative visant à aborder la crise du vivant, de la biodiversité et de la sensibilité par le biais de l’art.
Les activités de KM3 se déclinent en trois volets : un espace de recherche-création pour les artistes ; un accès à la propriété collective et à la nature pour ses membres ; un laboratoire intersectoriel pour réfléchir aux usages multiples de la forêt, et à l’utilité de celle-ci. L’art se veut ici activateur de réflexions et de discussions pour repenser les rapports entre forêt, économie et collectivité. Un avantage certain de Bang par rapport à d’autres centres d’artistes établis en milieu urbain, c’est l’échelle de son territoire, d’autant plus que son terrain de 150 acres jouxte 1 200 acres de terres publiques intramunicipales qui pourraient potentiellement s’intégrer au projet.
Au cœur de KM3 se trouve la volonté de repenser les questions du rythme, de l’échelle et de la responsabilité sociale du secteur artistique.
La pandémie n’est pas encore officiellement terminée que se ressent déjà une fatigue chez les artistes et les organismes qui ont tenté, tant bien que mal, d’instaurer un rythme plus sain dans le cycle de création-production-diffusion des arts visuels. La pause imposée n’aura pas su renverser la vapeur des mécanismes politiques qui mènent le financement public de ce secteur. Inversement, KM3 souhaite valoriser les rythmes organiques, la lenteur et la durée, nécessaires pour que s’opèrent les vrais changements, tant dans la forêt que la création artistique. Une philosophie que porte Bang, avec son nouveau modèle de projets qui suivent des cycles de trois ans.
En devenant le premier centre d’artistes au Canada membre d’une association forestière, et l’un des seuls propriétaires d’un territoire, Bang bouscule l’habituelle scission entre art et économie. À défaut d’un financement public suffisant, c’est un des moyens qu’ont trouvés Harvey et Moisan pour acquérir davantage d’autonomie et, conséquemment, pour s’impliquer davantage dans le développement économique régional. KM3 se veut donc un espace de dialogue pour les artistes et la communauté, d’où émergera une expérience collective entre des groupes qui n’ont pas coutume de se côtoyer. Parmi les premières étapes de réalisation de KM3, des infrastructures d’accueil seront construites d’ici cinq ans : un pavillon principal alimenté en eau et en électricité ainsi que des cabines minimalistes, réservées principalement aux résidences d’artistes mais aussi ouvertes aux membres et à d’autres secteurs d’activité. En effet, dans une philosophie de partage et de contamination positive, Bang souhaite que son modèle d’action puisse profiter à d’autres personnes qui aimeraient avoir accès à la terre sans posséder leur propre lopin, et bénéficier de cet espace-temps privilégié qu’est la résidence artistique. KM3 propose ainsi un retour à la terre par l’immersion en forêt dans un milieu fertile où mijotera la création, artistique ou autre.
Alors que les glaciers fondent, que les pluies diluviennes inondent les récoltes et que les forêts brûlent, poser des gestes concrets pour contrer le réchauffement climatique relève de l’évidence. Une initiative comme KM3 prouve non seulement qu’il est possible d’être créatif en la matière, mais aussi que l’art doit faire sa part. Pour que des changements de fond s’opèrent, il est nécessaire de s’ancrer dans le territoire et non pas sur lui, de l’envisager dans sa globalité. C’est ce que Bruno Latour nomme « zone critique », une zone d’interactions où se côtoient vie, ressources et activités humaines. Avec KM3, l’art activera la réflexion pour prendre soin des écosystèmes et des communautés qui les habitent, les traversent, les investissent. Un projet à portée humaine à suivre de loin ou de près, les deux pieds solidement plantés dans la forêt.