Le BIXI, la motoneige, la torche olympique : ces « objets » si bien conçus, si bien dessinés, si bien « construits » partagent une même signature, celle de Michel Dallaire. Espace Création de Loto-Québec présente une soixantaine d’objets dont le design original et innovateur a fait et continue de faire la renommée de leur auteur. Mais plus qu’une exposition d’objets, c’est la démarche créatrice d’un grand concepteur que le public est invité à découvrir. Ainsi, derrière l’équilibre des lignes et des formes, le brillant des surfaces sans aspérités, le bruissement feutré que prodiguent de bons matériaux se profile un personnage dont le premier souci consiste à harmoniser les relations de chacun avec les choses de la vie quotidienne. Que l’on essaye l’appareil d’exercices physiques ou les fauteuils de la salle de concert du nouveau pavillon du Musée des beaux-arts de Montréal, on éprouve toujours le bonheur du confort discret et sûr. Michel Dallaire ne se contente pas de prendre en compte le côté pratique des dispositifs qu’il élabore, il les façonne de façon à dépasser l’aspect utilitaire auquel ils doivent évidemment répondre. C’est ainsi que naît le plaisir de l’objet et peut-être le secret de sa beauté. En cela, Michel Dallaire est plus qu’un grand designer, c’est un grand artiste.

L’homme du doute. Mais aussi l’homme du frisson. Voilà au plus court les deux mots qui résument le mieux Michel Dallaire. À la fois l’homme et l’œuvre. L’homme, parce qu’il doute d’avoir tiré le meilleur parti du pensable chaque fois qu’il conçoit un design, tant que sa réali­sation n’a pas déclenché en lui un frisson qui lui garantisse un certain accomplissement de son travail. C’est le terme qu’il emploie. L’œuvre, parce qu’éternel insatisfait comme le sont tous les perfectionnistes, il ne cesse de chercher, se remettre en question, changer d’angle de vue, jusqu’à ce que ce que le fameux frisson suspende – un temps – le soliloque interminable qu’il entretient avec l’œuvre ; processus qu’il faut bien nommer dans son cas : l’inquiétude créatrice…

D’où vient cette inquiétude ? Sans doute l’empreinte paradoxale d’une enfance à la fois pauvre et riche, pauvre matériellement mais riche de culture, de sensibilité et de liberté de penser, y est-elle pour beaucoup. « J’ai été éduqué dans l’odeur du vin rouge et de la térébenthine, en écoutant Satie et en entendant déclamer du Baudelaire ; on n’avait rien mais on était devant tout », se remémore Michel Dallaire. Il évoque ses deux pères, Claude Dodane issu d’une longue lignée d’horlogers et Jean Dallaire le peintre, pour s’expliquer la tension chez lui entre l’émotion et la précision ; sa mère, modiste et « haute couturière » si j’ose dire, lui ayant légué son éternelle insatisfaction… C’est donc l’héritage d’une longue suite d’artistes et d’artisans qui pèse de manière permanente sur son destin de designer. En fait il voulait devenir architecte pour répondre au « comment c’est fait » de la maison la plus simple aux bâtiments les plus complexes. Mais le manque de moyen l’ayant empêché d’accéder au cours classique lui barre aussi l’accès aux études d’architecture. Une seule alternative lui reste, le design industriel dans lequel il va s’engager corps et âme. L’objet deviendra alors pour lui, designer, ce que le bâtiment est ou devrait être pour l’architecte : un lieu d’accomplissement.

Quant au frisson, c’est curieusement celui de la précision : « à la 7e décimale », ironise-t-il. Ce qui ramène à la résonance en lui d’un héritage paternel longtemps inconnu, refusé, mais bien vivant désormais qu’il l’a installé au cœur de son inquiétude, où il constitue une inépuisable source de fécondité.

Fauteuil empilable pour la Salle Bourgie – Musée des beaux-arts de Montréal

La géométrie cachée de la liberté

Une expérience précoce va lui enseigner les données élémentaires du design. Il a treize ou quatorze ans et passe ses vacances chez un oncle décorateur ensemblier, dans les ateliers duquel il apprivoise l’utilisation de l’éclairage et des matériaux : le bois, le fer, le verre. Un jour apparaît pour la première fois le contreplaqué. Invention nouvelle, extraordinaire, que ce « bois normalisé » comme il le nomme, et dont il discerne aussitôt la matérialité brute à l’intérieur des limites de laquelle il sent qu’il peut tout réaliser. Comme la toile pour l’artiste peintre.

Un peu plus tard, durant sa formation à l’Institut des arts appliqués, l’un de ses professeurs, Guy Boulizon, lui enseigne ce qu’il est convenu d’appeler, en histoire de l’art, la géométrie cachée des peintres. Il est fasciné par l’idée que le plus libre, la création, puisse découler d’une grille, d’une méthode, d’un ordre – d’une géométrie – et que cette organisation soit la compo­sante fondamentale de la beauté des choses inventées. Pour lui, désormais, l’harmonie naîtra des proportions ; la beauté d’un objet de cet ordre caché. À lui d’en concevoir, d’en brouil­lonner puis d’en numériser la forme, afin de pouvoir réaliser l’objet tel qu’en lui-même enfin… sa seule présence suffise à créer en chacun de nous l’obscur désir de le posséder. Il faut, selon Michel Dallaire, qu’au cœur de ce qu’il désigne comme « le silence de l’objet » naisse une séduction, un plaisir irrépressible.

À partir de la synthèse de ces deux dimensions, matérielle et conceptuelle, on peut parler d’un style, c’est-à-dire de l’expression d’une singularité chez Michel Dallaire. Il y a des designers qui visent l’art, d’autres, la plupart, qui s’en tiennent à la fonction, voire au strict rendement économique. Dallaire, lui, se situe d’emblée dans la famille des artistes. Pour lui, ôter le caractère esthétique du design c’est ramener le designer à n’être qu’un ingénieur. Tous les problèmes techniques, fonctionnels ou industriels, voire économiques, doivent être traités en vue d’une résolution finale qui ne peut qu’être esthétique pour être efficace.

Apparaît ici la question du sens, liée chez Dallaire à l’expression de la beauté industrielle, qui caractérise l’efficacité de ses œuvres. C’est ainsi qu’il s’explique l’efficacité de la figure de l’ange d’Angel care (1998) davantage par son sens esthétique que par sa signification sym­bolique (Grand prix du Salon international des inventions de Genève).

Poêlon à fondue

Le silence de l’objet

On se remémorera que depuis le sur­réalisme (le Ready made de Duchamp) et depuis le Bauhaus (le déclivage artiste artisan), les catégories exclusives décidant qu’un objet est d’art ou est beau ont été à ce point assouplies qu’elles sont totalement relativisées. Nous intéresse davantage aujourd’hui l’analyse du processus créateur à partir des indices qu’en proposent ceux, artistes, critiques ou public, qui lui donnent un sens. Or, affirme Dallaire dans une formule antiplatonicienne surprenante « on peut rêver, mais jusqu’à la réalité ». Concevoir du non-faisable ne l’intéresse même pas. C’est là l’attitude d’un constructiviste affirmé ! Ce qu’il veut, lui, c’est séduire sur maquette, surprendre par le concept et finalement l’emporter jusqu’au succès en créant la nouveauté à chaque pièce. Laissant entrevoir le gouffre qu’il en coûterait de ne pas réaliser l’objet en suivant la puissance esthétique de sa proposition jusqu’au bout. Car en définitive, pour Dallaire, c’est le sens de la beauté émanant de l’objet qui crée le déclic. Fidèle au Bauhaus, il situe ce déclic au niveau même de ce qu’il nomme la vérité des matériaux. Refusant le mensonge facile – Made in China oblige ! – qui consiste à faire croire à une qualité dont l’objet n’a pas la capacité. Trop d’objets et même de beaux objets (d’apparence) sont de très mauvais produits. La beauté industrielle au sens de Dallaire exige de débanaliser l’objet. Mais pour débanaliser l’objet il faut encore pouvoir défier la matière. Il faut donc sans cesse inventer de nouveaux outils. Et, de là, rendre possibles de nouvelles expérimentations renvoyant à des conceptions inédites, en reliant le risque à la faisabilité. Faire, mais alors au sens originel où faire signifie poïésis. De là, faire et en faisant se faire (Lequier) ; peu à peu se laisser faire soi-même, se transformer d’ingénieur industriel en artiste.

Rendu à ce point, impossible de ne pas établir, pour fins de compréhension, un lien entre l’art collectif que constitue le design relié à l’industrie et les arts de la scène – on pense au mime – dont les contraintes se comparent en tant que contraintes sociales. La première théorie sur l’art n’est-elle pas la catharsis qui dégage l’utilité sociale de l’art en portant l’analyse sur le théâtre, précisément ? Conçu par Dallaire, le silence de l’objet – comme le mime – joue ce rôle cathartique d’apaisement, mieux d’accomplissement efficace, réellement efficace, de la beauté au quotidien. Qu’il s’agisse d’enfourcher un BIXI, de s’asseoir dans un fauteuil d’orchestre ou de siroter une tasse de café, la puissance d’accompagnement des objets de Dallaire cherche à séduire et séduit effectivement, jusqu’à l’envoûtement.

Le projet des projets

Qu’affirme donc si fortement l’œuvre de Michel Dallaire ? Que nous vivons dans un univers d’objets. Et que le lieu de l’homme est bien davantage la culture que la nature. « On regarde beaucoup plus un objet qu’on ne l’utilise », fait remarquer le designer. La remarque va loin. Si certains objets nous sont utiles voire nécessaires, d’autres, les plus nombreux, jouent essentiellement un rôle de référence pour d’innombrables souvenirs, sans eux perdus à jamais. Alors autant qu’ils restent intéressants, toujours vivants, pense Dallaire. L’admiration qu’il porte à Philip Starck l’avait amené à acquérir un exemplaire de sa bouilloire. Au bout de quelques jours, incapable de vivre avec le stress que cet objet pourtant célébrissime lui imposait, il s’en défait. Néanmoins, il demeure ravi par la somme de réflexions que cette expérience esthétique lui a procurée. L’une de ses réflexions le préoccupe plus particulièrement, sans doute parce qu’elle est le fantasme de tout créateur qui désire laisser une trace : créer un classique qui marque son époque. Rien que ça ! Et si c’était fait ?

Seule capable de rejoindre le monde virtuel de l’avenir, la longue cohorte de ses œuvres répondra, au-delà de notre jugement, s’il a ou non réussi. En attendant on doute ou on frissonne. l

« C’est l’histoire d’un architecte qu’on félicite parce que le théâtre qu’il a été chargé de construire s’intègre parfaitement au paysage. Alors l’architecte répond : c’est normal, il n’est pas encore construit. » P. Vavasseur (2010)

MICHEL DALLAIRE LE PLAISIR DE L’OBJET
Espace Création 500
rue Sherbrooke Ouest, Montréal
Tél. : 514 499-5087
lotoquebec.com/espacecreation
Heures d’ouverture Mercredi : de 11 h à 20 h Jeudi et vendredi : de 11 h à 18 h Samedi et dimanche : de 12 h à 17 h Entrée libre
Du 28 septembre au 11 décembre 2011