L’amélioration du statut et des conditions socioéconomiques de l’artiste professionnel·le constitue un objet d’intérêt dans le monde des politiques publiques et des politiques culturelles depuis près de quarante ans. En témoigne le nombre important de régulations (lois, conventions, recommandations), de nature contraignante comme volontariste, dont les champs d’application relèvent de différentes juridictions.

Cet imposant apparatus législatif a historiquement visé deux objectifs, soit la reconnaissance d’un statut professionnel pour l’artiste dont le profil répond à certains critères1, ainsi que la création et la mise en place des conditions nécessaires à l’amélioration de sa situation socioéconomique. Dès 1980, la Recommandation relative à la condition de l’artiste de l’UNESCO2 reconnaît par exemple la surexposition de ce dernier à de multiples formes de précarité qui touchent tantôt à son revenu, tantôt à sa mobilité, à son droit d’expression, à son accès à la sécurité sociale, etc. Elle affirme également que la contribution inestimable des arts à la société doit se traduire par une véritable capacité, pour les artistes, de jouir de droits économiques et sociaux au même titre que d’autres catégories de travailleur·euse·s, notamment salarié·e·s. D’autres outils juridiques, tels que les lois sur le statut de l’artiste, ont également été mis en place pour encadrer les relations professionnelles entre les intéressé·e·s et les instances qui leur fournissent du travail ou qui exploitent leurs œuvres, dans le but d’améliorer la reconnaissance qui leur est portée, ainsi que leurs conditions socioéconomiques. C’est notamment le cas des lois québécoises, aujourd’hui fusionnées en une seule, ainsi que de la loi fédérale sur le statut de l’artiste.

Développements récents au provincial et fédéral

Au Québec, le gouvernement caquiste de François Legault a procédé à sa réforme des lois sur le statut de l’artiste, dont la nouvelle mouture fut finalement adoptée en juin 2022. Dans les milieux culturels, cette annonce fut accueillie positivement, particulièrement du côté des associations d’artistes. La réforme étend notamment le régime de négociation d’ententes collectives aux champs des arts visuels, de la littérature et des métiers d’art, régime qui s’appliquait déjà aux disciplines des arts de la scène, du disque et du cinéma depuis 1987. Pour les artistes en arts visuels, il s’agit assurément de l’amendement le plus important induit par la nouvelle Loi sur le statut professionnel des artistes des arts visuels, du cinéma, du disque, de la littérature, des métiers d’art et de la scène.

Le Regroupement des artistes en arts visuels du Québec (RAAV), association légalement mandatée pour représenter l’ensemble des artistes professionnel·le·s du Québec, a applaudi la réforme, lui qui milite depuis des années pour qu’on lui reconnaisse le droit d’obliger les diffuseurs à négocier des ententes collectives. Du côté de ces derniers, la réforme a plutôt généré des inquiétudes. Le Réseau des centres d’artistes autogérés du Québec (RCAAQ) a ainsi mis de l’avant le fait que l’obligation de négocier des conventions collectives serait susceptible d’entraîner des conséquences négatives pour les artistes et pour le milieu des arts visuels, particulièrement si ces nouvelles règles du jeu ne s’accompagnent pas d’une augmentation des budgets de fonctionnement de ses membres3. Le RCAAQ ne détenant pas le pouvoir de négocier pour eux leurs conventions collectives, les centres d’artistes devraient donc en théorie s’en charger eux-mêmes, et ce, même s’il s’agit de microstructures déjà aux prises avec des problèmes complexes tels que les fortes pressions inflationnistes, la baisse ou la stagnation de leur financement, la pénurie de main-d’œuvre qualifiée, etc. Pour le moment, le RAAV a fait parvenir ses premiers avis de négociation aux plus grandes institutions du monde de l’art, soit les musées québécois4. Il sera particulièrement intéressant de suivre ce dossier étant donné qu’en plus de trente ans d’application, la loi fédérale sur le statut de l’artiste a abouti à la signature d’une seule convention collective dans le milieu des arts visuels. Cette loi conférait pourtant déjà les pouvoirs nouvellement accordés au RAAV à son homologue dans le reste du Canada, l’organisme CARFAC (Canadian Artists’ Representation/Front des artistes canadiens).

Si l’on ne peut que spéculer sur les raisons qui sous-tendent ce malheureux dénouement, force est d’admettre qu’il est difficile de ne pas y lire un certain désengagement et désintérêt de la classe politique envers le statut de l’artiste et des arts dans la société.

À l’échelon fédéral, la publication du rapport Améliorer le statut de l’artiste au Canada par le Comité permanent du patrimoine canadien (CHPC) a retenu notre attention en mars 20235. Celui-ci fait suite à une étude portant sur l’effectivité de la loi fédérale sur le statut de l’artiste à améliorer les conditions socioéconomiques des professionnel·le·s visé·e·s. Les recommandations contenues dans le rapport, qui appellent notamment à la réforme de ladite loi, mais également de la Loi sur le droit d’auteur, de la Loi de l’impôt sur le revenu et du programme d’assurance-emploi, mettent en évidence le nombre important, mais aussi la forte fragmentation des régulations juridiques qui interviennent quant à l’encadrement du statut de l’artiste. Rien de tout cela ne simplifie la donne, d’autant plus que les lois ne font pas l’objet de révisions fréquentes et que celles-ci ne surviennent généralement pas en même temps, dans le cadre d’une démarche coordonnée.

Par ailleurs, toujours sur la scène fédérale, on apprenait en avril 2023 que le projet de loi S-208 (44-1) visant à reconnaître le rôle essentiel des artistes et de l’expression créatrice au Canada était abandonné6. À la suite du décès du député Jim Carr, qui devait le parrainer, aucun·e autre élu·e de la Chambre des communes ne s’est proposé·e pour prendre la relève, ce qui aurait permis à la loi d’être adoptée. Ce projet de loi, porté par l’ancienne sénatrice Patricia Bovey, avait pourtant mobilisé plus de 600 personnes à travers le pays et avait obtenu l’appui du Sénat en octobre 2022. Si l’on ne peut que spéculer sur les raisons qui sous-tendent ce malheureux dénouement, force est d’admettre qu’il est difficile de ne pas y lire un certain désengagement et désintérêt de la classe politique envers le statut de l’artiste et des arts dans la société.

La crise du travail artistique

Au-delà de la réglementation juridique afférente au statut professionnel des artistes, c’est aussi du côté des politiques publiques et des politiques culturelles qu’il faut se tourner pour comprendre le défi que représente l’amélioration de ce statut. Comme le soulignait la figure publique et intellectuelle Zainub Verjee au lendemain du Sommet national sur la culture à Ottawa en 20227, l’attention comme l’énergie des décideur·euse·s public·que·s en matière de politique culturelle canadienne se trouvent dirigées vers des enjeux de télécommunications tels que la réglementation du Web et de la radiodiffusion, particulièrement depuis 2017. Sans nier les répercussions massives de notre entrée dans cette nouvelle ère du capitalisme dit algorithmique sur les artistes, ni les besoins consécutifs en matière de régulation, l’approche privilégiée par le gouvernement fédéral aurait comme effet, selon Verjee, d’oblitérer plusieurs enjeux de taille dans le milieu des arts visuels, dont une crise du travail persistante qui contribue à provoquer des sorties de carrière contraintes.

L’urgence de repenser le statut de l’artiste d’une manière qui lui confère une meilleure position dans la société demeure criante.

Cette crise du travail peut notamment s’exprimer par un sentiment d’usure dû à l’écart perpétuel entre la manière dont les artistes aimeraient mener leur carrière et ce qui conditionne véritablement leurs chances d’être vu·e·s, entendu·e·s, exposé·e·s, diffusé·e·s ou encore reconnu·e·s. Cela peut impliquer, pour reprendre les mots des artistes8, de devoir se « transformer en professionnel·le·s de la demande de bourse et de subvention » qui maîtrisent la « prose subventionnaire », qui « sont forcé·e·s de se penser en machines » et qui doivent s’adapter aux « tendances » du moment, sans aucune garantie d’obtenir les ressources nécessaires pour mener à terme leur projet et encore moins pour vivre.

Dans une communication présentée lors du dernier congrès de l’Association canadienne-française pour l’avancement des sciences (ACFAS)9, mon collègue Philippe Barré et moi-même avons attribué une part significative de cet écart au manque de compréhension des pouvoirs publics vis-à-vis de ce que constitue réellement l’activité artistique et le métier d’artiste. L’assujettissement continu des artistes à des dynamiques de professionnalisation de nature « politico-administrative », notamment reproduites par les modes de plus en plus bureaucratisés d’organisation de leur carrière, génère chez elleux le questionnement suivant : « à quoi ça sert » de les professionnaliser alors que les outils conçus pour améliorer leurs conditions d’existence n’arrivent pas à remplir leur objectif ? En d’autres termes, le « système » dans lequel iels opèrent continue de générer lui-même une forte précarité qui affecte négativement le sens collectivement accordé à l’activité artistique. L’urgence de repenser le statut de l’artiste d’une manière qui lui confère une meilleure position dans la société demeure criante. 

1 Typiquement, le statut professionnel de l’artiste fait intervenir trois critères : l’autodéfinition (l’artiste se définit comme tel·le), le critère du marché (l’artiste vend des œuvres ou encore cherche à tirer des revenus de sa pratique artistique) et la reconnaissance par ses pairs (à travers l’obtention de bourses ou de prix, ainsi qu’à travers la présentation des œuvres de l’artiste dans des lieux reconnus comme professionnels).
2 UNESCO, Recommandation relative à la condition de l’artiste, 27 octobre 1980.
3 Catherine Lalonde, « Les centres d’artistes craignent les impacts de la nouvelle loi », Le Devoir, 15 avril 2023.
4 Catherine Lalonde, « Les musées comme levier pour améliorer les conditions des artistes en arts visuels»,
Le Devoir, 24 mars 2023.
5 Comité permanent du patrimoine canadien, Améliorer le statut de l’artiste au Canada, 2023.
6 La Presse canadienne, « Pas de parrainage pour un projet de loi saluant le travail des artistes », Radio-Canada, 24 mai 2023.
7 Zainub Verjee, « Lost opportunity? National Cultural Summit gives the visual arts short shrift », Galleries West, 16 mai 2022.
8 Les extraits cités entre guillemets proviennent de deux sources. La première consiste en des entrevues menées auprès d’artistes professionnel·le·s du milieu des arts visuels et de la scène du Québec dans le cadre de recherches universitaires effectuées par Philippe Barré et Laurence Dubuc entre 2017 et 2023. La seconde est une lettre ouverte rédigée par des artistes en danse, en collaboration avec le collectif La Pieuvre, qui est parue dans Le Devoir le 31 mai 2021. Voir Katya Montaignac, Brice Noeser et Enora Rivière, « Se réinventer ? Oui, mais ensemble », Le Devoir, 31 mai 2021.
9 Philippe Barré et Laurence D. Dubuc, « Que deviendront les artistes ? Réflexions sur la professionnalisation des artistes vue au prisme de la précarité », Colloque « Repenser la professionnalisation des artistes : la pensée gestionnaire confrontée à la pratique des arts », Chaire Entrepreneuriat, altérité et société (Conseil de recherches en sciences humaines), 90e Congrès de l’ACFAS, Montréal, 2023.