Marshall McLuhan a réussi l’exploit d’effacer la ligne imaginaire — dont plusieurs reconnaissaient l’existence — entre les arts et les moyens de communication de masse, en se servant des intuitions des artistes et des poètes, créateurs de la révolution esthétique contemporaine. En parcourant les œuvres de McLuhan, le lecteur découvre des références au Dadaïsme et au Surréalisme, au Bauhaus, à Klee, à Picasso et à Le Corbusier, soit à quelques-uns des auteurs et mouvements qui ont permis à McLuhan d’étudier la manière dont l’homme moderne fait face à son univers.

Ces artistes puisaient leur inspiration chez les représentants d’un autre art, en particulier chez les écrivains et critiques tels que Mallarmé, Valéry, Joyce, Eliot, Pound et Beckett. Le symbolisme, inspiration prédominante de McLuhan, a influencé ses goûts artistiques et l’a convaincu que les arts nouveaux engloberaient la technologie moderne, tout comme Mallarmé avait tenté d’englober dans son œuvre les journaux et leurs manchettes. Sa connaissance historique de l’art, tant plastique, verbale que sonore: la cathédrale gothique, l’iconographie de la Renaissance, le paysage romantique et une multitude d’autres styles historiques, sont toujours présents dans sa perception de l’artiste. McLuhan utilise souvent des métaphores dans ses écrits, et les plus frappantes se rattachent à l’art.

Ainsi, il utilise la métaphore de la mosaïque pour décrire la technologie électronique contemporaine. Pour lui, la mosaïque, presque semblable au collage et au montage, a une qualité bidimensionnelle, tactile et iconique qui provoque une sensation semblable à celle que l’on éprouve devant la télévision ou devant une exposition multi-media contemporaine semblable à celle que les Tchèques ont réalisée avec leur écran cubique et aux autres médiums présentés dans le cadre de l’Expo 67. Pour McLuhan, cependant, l’art n’est pas seulement une source de métaphores, mais surtout l’indice de la survie de l’époque. En raison de son pouvoir de perception, l’artiste, en particulier l’artiste d’aujourd’hui, est le seul capable de transformer le potentiel existant dans le monde moderne de façon à en tirer le maximum. McLuhan ajoute que l’artiste fait redécouvrir des aspects méconnus de l’environnement en créant un contre-environnement. Il semble croire que l’action de transformer un objet insignifiant comme une boîte de soupe Campbell en une œuvre d’art, ainsi que le fait Andy Warhol, provoque dans l’environnement une prise de conscience qui ne se serait pas produite autrement. L’art pop, par exemple, nous fait voir le monde de la publicité, des bandes dessinées, du cinéma, de la mode et du culte de la personnalité avec des yeux nouveaux. Il a donc pris en considération les mots que Pound a empruntés à Confucius et qu’il cite sans cesse: « Du nouveau! » McLuhan présente un monde dans lequel l’art est un procédé de type dialectique.

C’est parce que l’art est de nature dialectique et qu’il met en relief les aspects quotidiens méconnus que le vocabulaire de McLuhan le devient également – chaud et froid, environnement et contreenvironnement, guerre et paix, visuel et tactile. Cette tactique mène à une confusion et porte souvent à confusion. Par ailleurs, le phénomène s’explique car McLuhan ne prend pas une approche analytique descriptive mais traite l’art en lui donnant une forme active. Sa première sensibilisation à la façon dont s’entremêlent l’art, le monde des objets courants et de la distraction, remonte à un artiste britannique, Wyndham Lewis, dont les écrits critiques regroupaient d’aussi divers aspects de la vie des années vingt que Gentlemen Prefer Blondes, la longueur des jupes, les films de Charlie Chaplin, le music-hall, le ballet russe, Joyce, Stein et la philosophie de Bergson. Lewis était d’avis que tout grand art est satirique. Nous pouvons faire un parallèle entre McLuhan et Lewis car McLuhan jugeait l’art comme un contreenvironnement, un opposé dialectique et Lewis le voyait comme un ennemi, un satirique, un géant attaquant des nains. Cependant McLuhan incorpora les suggestions de Lewis dans une vision globale du monde de la communication et des objets que l’on pouvait considérer comme moyens de communication, au même titre que les œuvres d’art d’un musée, qu’un tourne-disque ou qu’une bibliothèque.

En fait, il a constamment insinué qu’ils pourraient bien en venir à remplacer ces derniers. De ce fait, McLuhan devient le prophète des mouvements artistiques des années 50, 60 et 70. Lorsque le phénomène atteignit la masse populaire tel qu’à l’Expo 67, on en vint à le décrire comme étant le père de la nouvelle révolution multimedia. Pourtant, sa principale réalisation fut de mettre en relief l’objet et le pop et de créer ainsi un conflit avec ce que l’on considérait auparavant comme art véritable.

Si, comme le fait McLuhan, la mode, les bandes dessinées, la publicité et le reste sont analysés comme des œuvres d’art, la ligne de démarcation entre l’art et ce qui ne l’est pas devient vague et incertaine. L’incertitude ainsi créée devient elle-même un genre de contre-environnement permettant aux intuitions artistiques des années 10, 20 et 30 d’occuper une place primordiale dans le vocabulaire et le style nouveau. Le Pop devient une nouvelle forme de dadaïsme, mais un dadaïsme nuancé, comme le fait remarquer Harold Rosenberg. L’artiste pop entretient une sorte d’aventure amoureuse avec ses objets et les romantise même parfois, contrairement à la conception de Duchamp avec sa Fontaine.

Quant à Klee, sa recherche des qualités fondamentales d’un art en mouvement, des éléments et des procédés qui créeraient une manière de s’adapter à un nouveau monde en évolution, devient l’objectif des artistes du minimal, des artistes conceptuels ou des autres qui s’y perdent. De ce fait, ils perdent de vue la perception de Klee qui, tout comme Focillon, concevait l’art comme la création de formes, ce qui est contraire à concevoir l’art comme une forme. Dans ce procédé, cependant, McLuhan n’est pas seulement influencé par les artistes de la première moitié du siècle mais, aussi, il influence ceux de la seconde moitié de notre siècle. Cette influence est complexe.

Quelquefois directe, elle passe également, parfois, par l’intermédiaire d’autres critiques. Ainsi les Mythologies de Barthes qui ont suivi les premiers écrits de McLuhan, reflètent des tendances et attitudes analogues, dues à une connaissance des œuvres de McLuhan ou à une influence parallèle. Plus près de nous, en Amérique du Nord, McLuhan fait non seulement la critique d’écrivains tels Rosenberg ou Lippar — critique parfois négative — mais il devient l’inspirateur d’artistes de tout genre, comme les producteurs du Armory Show de l’EAT (Expérience en Art et en Technologie), et comme ceux qui ont encouragé des artistes à participer à une diffusion expérimentale à la WGBH, à Boston, pour le National Educational Television Network. Quoique McLuhan semble ainsi créer une situation où les médiums et le monde des objets courants englobent l’art, sa véritable intention est à l’opposé, car pour lui l’art fournit l’unique moyen de maîtriser le processus de changement représenté par le phénomène de la vie quotidienne. A son avis, l’artiste fournit précisément le même genre de perspective critique du monde que le fait le lancement d’un satellite. Selon McLuhan, le satellite transforme le monde en un théâtre du globe, en un musée d’art global où les objets empruntent un aspect différent parce que l’homme peut maintenant, par l’imagination, regarder son environnement de l’extérieur. Le satellite devient donc une révolution de la prise de conscience.

Tout comme le satellite, l’artiste transforme l’environnement en œuvres d’art, créant un processus qui fait ressortir certains aspects d’un monde auparavant méconnus. Pour illustrer ce fait, McLuhan choisit James Joyce, un écrivain dont Klee est presque le sosie visuel, que Joyce et McLuhan citent souvent. « L’œil pensant » de Klee, recherche de l’intégration du changement, croissance et mouvement dans le monde des formes, devient l’une des métaphores du rapport des sens de McLuhan puisqu’un œil pensant qui joue avec les formes peut réaliser une orchestration des sens par un seul médium, tout comme le langage de Joyce. En utilisant des jeux de mots verbaux ou visuels, Joyce et Klee découvrent des manières de détruire les visions antérieurement intégrées de leur société, forçant les hommes à regarder le monde d’un œil nouveau et créant une situation où le monde nouveau devra adopter l’attitude du Balinais qui fait tout du mieux qu’il peut parce que la vie est une œuvre d’art. Il est facile de critiquer McLuhan car il est un poète prosateur manqué. Il a refusé de décider s’il voulait être artiste ou critique, bien qu’il puisse soutenir que ces distinctions ont cessé d’exister dans le monde qu’il prophétise. On ne peut cependant pas le louer de son manque de sensibilité à une théorie sociale humaine et élevée.

Pourtant, quelles que soient ses faiblesses, et j’en ai souligné plusieurs dans une étude intitulée The Medium is the Rear View Mirror, son œuvre est fondamentale dans le sens qu’il a énoncé, avant Marcuse, les hippys ou les structuralistes, la qualité principale de la perception esthétique dans la vie de l’homme d’une manière pertinente aux dilemmes de son temps. De plus, son travail est intrinsèquement influencé par tant de facteurs artistiques que son efficacité à cerner les médiums et les objets technologiques et courants devient elle-même une manière de ratifier l’importance de l’art moderne et ancien. Les œuvres d’historiens de l’art tels que Gombrich, Giedion, Panofsky, Wôlfflin et bien d’autres ont étroitement servi aux réalisations de McLuhan. Les vitraux des cathédrales gothiques deviennent un moyen de communication de masse. La présentation des Tchèques dans le cadre de l’Expo 67 peut ainsi être considérée comme un moyen de communication de masse au niveau populaire. Le recul nous aide à comprendre le changement qui s’est opéré au vingtième siècle dans la relation entre l’espace et le temps au moment où Klee et Picasso exploraient le nouvel art du mouvement et que les protagonistes de ce qui allait devenir un nouvel art, le cinéma, créaient leurs premières grandes œuvres. Par la métaphore du point de fuite, on acquiert une conception nouvelle de l’histoire.

Le livre de McLuhan intitulé Through the Vanishing Point, écrit en collaboration avec le peintre canadien Harley Parker, fournit, tout comme le livre Through the Looking Glass, le moyen de passer du réalisme à l’abstraction et aussi à un nouveau réalisme, celui de l’artiste pop, celui de l’artiste minimaliste et celui du happening, qui ont également un rôle à jouer. Quelle est donc la distinction entre l’art, les objets courants et les autres présentations? D’un certain côté, cela n’a pas d’importance, car les médiums ou les objets d’une génération peuvent devenir les œuvres d’art de la génération suivante. Ainsi, McLuhan nous fait remarquer ironiquement que les vieux films deviennent des œuvres d’art de la télévision. Cependant, l’art est davantage un contreenvironnement, une action conceptuelle qui libère la nature inconsciente des clichés verbaux, visuels et sonores de la vie quotidienne. Sous cette forme, l’art est essentiel à la personne humaine et est peut-être l’acte conceptuel fondamental qui peut préserver notre écologie, que McLuhan écrit éco-logie, car il a permis la progression dans le monde d’une prise de conscience du problème, d’où la possibilité, aujourd’hui, de remédier, par le changement et la maturité, à la situation actuelle.

(Traduction) Marie-Sylvie Fortier-Rolland

Les images et le texte ont été reproduits du numéro 72 – Automne 1973, p. 14-18