Profitant du contexte de l’importante exposition du Groupe de Beaver Hall qui a exercé une grande influence sur les peintres professionnelles au début des années 1920, le Musée des beaux-arts de Montréal présente dans ELLES aujourd’hui 6 peintres québécoises et canadiennes dont la production récente offre un aperçu diversifié des façons actuelles de se définir comme peintre.

S’il y a une bannière sous laquelle il est tentant de les rassembler, ce pourrait être celle d’un subtil iconoclasme : de manière très personnelle, ces six artistes répondent à la tendance à l’homogénéisation qui marque nos représentations et nos systèmes de pensée. Elles tentent de la déjouer par la dé-figuration, l’hybridation et la déstabilisation, usant dans l’image de parasites et de pièges pour l’œil, d’énigmes et du trompe-l’œil, de la séduction, mais aussi de la crudité, autant de stratégies de résistance à l’image qui attirent notre attention sur l’infinie capacité de l’art à ré-inventer le monde comme un vecteur d’identités multiples1.

Au croisement de la figuration et de l’abstraction, les peintures aux couleurs éclatantes de Wanda Koop placent la peinture en relation directe avec la réalité technologique contemporaine : avec sa surface d’un jaune éclatant sur laquelle se détachent des barres colorées surmontées de deux flashes de lumière blanche, l’imposant Tir ami (2011) condense efficacement le thème récurrent dans son œuvre du rôle prépondérant des médias dans notre perception du monde réel. Tandis que les rectangles colorés suggèrent la mire des téléviseurs, la découpe du noir en forme de triangle leur confère un volume dominé par la présence menaçante de boules blanches. Avec l’économie de moyens qui lui est propre, Koop attire les regards, les soubresauts du monde post-industriel, thème majeur de sa production. Un examen rapproché confirme la technique élaborée de Koop qui applique un très grand nombre de couches fines de pigments pour arriver aux effets de transparence. L’ensemble reste aérien et éthéré, signe d’une grande maîtrise.

Dérouter le regard

L’œuvre de Janet Werner se fait très critique envers la tendance à idéaliser qui a si longtemps imprégné le genre du portrait. Inspirés d’images trouvées ou de photographies de mode, les portraits fictifs qu’elle présente malmènent fortement l’identité féminine : chaque figure est traversée par un mouvement qui la déforme et la dissout presque. De l’image photographique idéalisée ne subsiste que la pose originale dont on perçoit alors davantage le caractère grotesque ou pathétique. Détournées de leur contexte et triturées dans tous les sens, les figures de Werner deviennent des outils qui ouvrent avec force la subjectivité féminine à un champ infini de possibilités.

Les tableaux dans les tons gris, noir et blanc d’Angèle Verret fascinent et surprennent. On y pressent une activité matiériste qui contraste avec la surface totalement lisse de l’image examinée de plus près. Les plis, les vagues, les creux que l’on croyait pouvoir toucher semblent figés sous une couche transparente. Est-ce même de la peinture ? Si l’on en doute d’abord, c’est que ces images sont redevables à la photographie : Verret dit joliment qu’elle a trouvé dans le réel fragmenté et le flou qui caractérisent ce médium des « promesses pour la peinture ». Concrètement, elle travaille sur un support posé à l’horizontale sur lequel elle applique à l’aérographe plusieurs couches d’acrylique l’une après l’autre, jusqu’à l’obtention de l’effet trompe-l’œil désiré. Incapable de choisir entre la profondeur et la surface, l’œil est facilement happé par ces images.

Dérouter le regardeur est aussi l’effet que produisent les peintures imposantes de Christine Major. La palette chromatique contrastée accentue l’atmosphère empreinte de tension et de violence qui entoure les personnages.

Entrer dans le tableau

De prime abord, les figures qui habitent les peintures de Carol Wainio rappellent les personnages tirés d’anciens livres de contes soigneusement illustrés, dont on connaîtrait par cœur l’histoire et le destin. Mais les tons brunâtres et la facture un peu brouillée de leur environnement ont tôt fait de perturber notre perception. Les petits personnages qui semblent livrés à eux-mêmes sont placés dans un environnement bizarre, voire hostile, composé de végétaux et d’animaux improbables. Wainio s’est intéressée de près à la répétition et la reproduction au fil des siècles d’images traditionnelles (le prince charmant, le Chat Botté) dont les supports publicitaires se sont tôt emparés pour en faire des icônes rassurantes traversant le temps. L’artiste les extrait à la fois des livres et de l’univers lisse de la publicité pour les placer dans un contexte actuel troublé. Lorsque la figure héroïque du conte n’est plus un argument de vente à coller sur une boîte de cirage ou de biscuits, que devient- il et que représente-t-il encore ? En mêlant habilement plusieurs registres, Wainio pose un regard critique sur l’histoire et sa représentation, sur ces « belles images » qui vont tellement de soi qu’on a presque peur pour elles en les voyant livrées à elles-mêmes dans les espaces énigmatiques conçus par l’artiste.

Si le propos de l’exposition tend à illustrer des formes hybrides associées à la peinture, le choix de l’œuvre Dans le ventre de la baleine (2010) de Marie-Claude Bouthillier apparaît comme fort judicieux : entrer dans la chambre-atelier recréée par l’artiste revient à littéralement entrer dans un tableau. Les murs tapissés de toile, l’acrylique noir dessinant sur les tissus tendus des motifs de grille qui se répètent, les morceaux de toile peints et découpés accrochés au mur et la pelote de fil surdimensionnée posée près du lit forment un véritable environnement pictural dans lequel le regardeur peut à loisir s’imaginer qu’il partage l’intimité créatrice de l’artiste. Seul regret : que l’éclairage prévu pour cette œuvre n’ait pas été plus assombri de façon à suggérer un antre de gestation, comme c’était le cas lors de présentations précédentes de l’œuvre.

ELLES AUJOURD’HUI. Six artistes peintres québécoises et canadiennes. Musée des beaux-arts de Montréal. Du 8 octobre 2015 au 7 août 2016.

(1) L’exposition souligne également la contribution de ces artistes au renouveau de la pédagogie de l’art, soit en tant qu’enseignantes dans des établissements soit par leur création de centres parallèles communautaires.