Les silences de Chen Jiagang
La douzaine d’œuvres regroupées à la Galerie Han Art sous le thème Abandoned Fable, dénomination que l’on pourrait approximativement rendre par Histoire mythique ou encore Histoire d’un mensonge, proviennent de diverses suites photographiques réalisées par Chen Jiagang entre 2006 et 2011 : The Great Third Front, Smog City, Temptations. Elles répondent à une esthétique qui tire l’un de ses attraits des grands formats que permettent aujourd’hui les développements chromogènes.
Au cours des vingt récentes années, la Chine s’est radicalement transformée. Elle a effectué en deux décennies ce que la plupart des pays occidentaux ont mis deux siècles à accomplir. « À quel prix ? » se demande Chen Jiagang. Architecte, homme d’affaires, intellectuel, c’est en tant qu’artiste photographe qu’il fournit des réponses à sa question. Il a sillonné la Chine. Il s’est rendu dans des régions qui ont été désertées. À l’inverse, il s’est mêlé aux foules des cités en plein développement. Les images qu’il a réalisées témoignent de sa réceptivité et de sa vive sensibilité à l’égard des lieux qu’il a longuement observés. Elles outrepassent la nature documentaire ou la valeur de reportage qui en constitue certes le substrat. Il s’agit d’œuvres d’art.
En effet, non seulement Chen Jiagang s’emploie à tirer parti du caractère dramatique des paysages qu’il a soigneusement explorés mais, de plus, il prend les moyens de les « surdramatiser ». Ainsi, il choisit de photographier de vastes espaces abandonnés, mais surtout altérés par une industrialisation sauvage : exploitations minières à ciel ouvert, forêts rasées, lacs pollués… À ces étendues désolées, il ajoute des personnages. Dans la plupart des cas, il s’agit de femmes. Elles sont belles. Parées de robes traditionnelles (cheong-sam), elles posent. Elles adressent un regard intentionnellement neutre à l’objectif de l’appareil photo. Debout ou assises, elles se détachent en parfait contraste avec les environnements où elles se trouvent postées. Elles semblent irréelles. Or c’est précisément, au contraire, leur aspect bien charnel, et peut-être même séducteur, qui confère sa réalité à la scène où elles apparaissent comme des figures insolites : elles incarnent le présent.
Le pouvoir de l’art
Paradoxalement, le présent, c’est aussi et surtout ce que personne ne veut voir : la désolation du paysage environnant et ce que masque cette désolation : les traits originaux d’une nature disparue. Ainsi Chen Jiagang réussit-il à rappeler ce que ces lieux ont sans doute été ; ce faisant, il éveille aussi bien chez le regardeur étranger à la Chine et à ses drames que chez les Chinois eux-mêmes – à quelque région qu’ils appartiennent – une mémoire très singulière puisqu’elle concerne des circonstances et des endroits qu’ils n’ont probablement jamais connus. Extraordinaire pouvoir évocateur de l’art !
Les lieux que représente Chen Jiagang n’ont rien de fictif. Certains d’entre eux se trouvent, par exemple, dans la province de Se-Tchouan dont le sous-sol est riche en charbon, en pétrole et en minerais ferreux ; ils sont associés à une histoire politique, économique et sociale récente tragiquement marquée par des déplacements forcés de vastes populations et par de considérables pertes humaines. Voilà ce dont témoignent, dans un silence impressionnant, les vues panoramiques de grand format (110 x 180 cm) de Chen Jiagang, ainsi que ses personnages féminins tout aussi muets.
La tranquillité quasi bucolique qui émane des paysages où le photographe, maîtrisant les capacités techniques de ses appareils de prise de vues, s’est plu à travailler les effets de brouillards, est trompeuse. Tel est le cas de Pond (2008), dont le travail de composition est remarquable avec ses jeux de verticalités : aux arbres décharnés qui se mirent dans l’étang font écho de maigres tiges (vestiges ou reliques probables) issues d’une végétation massacrée. C’est peut-être le sort qui attend la forêt qui se profile à l’arrière-plan selon le judicieux axe de symétrie horizontale (en miroir) qui n’a pas échappé à l’œil de l’artiste. Cette image, tout comme celles de la série (Temptations) qui s’y rattache et comme la plupart des clichés de Chen Jiagang, a pour objectif d’accrocher le regard. Le format et le cadrage des mises en scène quasi cinématographiques contribuent largement à produire un effet spectaculaire qui capte l’attention.
À quel prix ?
Il n’y a certes plus à démontrer qu’existe une beauté de la ruine, un charme du malheur. Nul ne songerait d’ailleurs à reprocher à des artistes d’exploiter ces genres indissociables du monde de l’art, à moins que leurs compositions se surchargent d’effets mélodramatiques. Chen Jiagang évite le piège de la complaisance. Ses images tirent leur force évocatrice de leur sobriété proche du dépouillement, même lorsqu’elles représentent des mouvements de foules comme dans Wedding on the street (2008). Dans ce tableau où la plupart des personnages sont vus de dos ou alors estompés dans un flou très opportun, la masse humaine serait assimilable à une étendue d’eau. Elle stagne ou s’écoule lentement de l’avant-plan au point de fuite dans un complet anonymat. Deux figures font exception. Une fois encore, il s’agit de deux femmes. Elles vont à contre-courant. Elles symbolisent la présence de l’artiste et, peut-être, la conscience que la fête a un prix.
Il est tentant de rapprocher les images du photographe canadien Edward Burtynsky de celles du Chinois Chen Jiagang. L’un et l’autre montrent des paysages gravement altérés par des activités d’exploitation des ressources naturelles si démesurées qu’elles sont hallucinantes. Leurs photos parfois communiquent à ceux qui les regardent une sorte de vertige. Au-delà de l’effet spectaculaire que les deux artistes réussissent à produire, l’une de leur différence tient probablement à la façon dont leurs photos s’inscrivent dans le temps. Burtynsky s’acharne à montrer des machines et des objets qui s’incrustent dans un présent têtu quasi irréversible. Jiagang, plus idéaliste, introduit une sorte de nostalgie dans ses compositions ; il s’efforce dès lors de reconstruire une mémoire. Burtynsky : utopie ? Jiagang : uchronie ?
CHEN JIAGANG – ABANDONED FABLE
Photographies
Galerie Han Art
4209, rue Sainte-Catherine Ouest, Montréal
Tél. : 514 876-9278
www.hanartgallery.com
Du 4 novembre au 4 décembre 2011