L’esthétique de la bande dessinée, ou les confessions d’un mangeur de bulles…
Un produit de notre civilisation de l’image, au même titre que le cinéma, la bande dessinée s’adresse aux gens de tous les âges, de tous les milieux. Ces histoires en images émerveillent maintenant presque tout le monde, et ceux qui, il y a vingt ou trente ans, tentaient de les interdire ou encore de les censurer même partiellement, prétextant le tort qu’elles occasionnaient aux enfants, sont morts avec leur vaine tentative. Leurs velléités de destruction ont, au contraire, jeté sur la bande dessinée un surplus de publicité, augmenté le nombre de leurs défenseurs et engendré de nouvelles études; elles ont, en définitive, facilité l’accès de la bande dessinée au rang de 9′ art.
Ces histoires racontent le plus souvent les joies et les peines de personnages un peu naïfs qui nous ressemblent beaucoup plus que nous ne le croyons au premier abord. Nombre de bandes dessinées sont des sagas, des aventures, des odyssées à travers le temps et l’espace. La science-fiction a trouvé là son médium le plus habile. C’est l’art par excellence pour traduire le rêve et parler le langage de l’imagination. Pas de trucage nécessaire: décors futuristes, lieux magiques, tout est possible: monstres, savants démoniaques ou personnages des autres galaxies apparaissent dans les images de la bande dessinée avec un naturel désarmant …La bande dessinée est d’abord le médium du merveilleux!
Cet art populaire touche et sensibilise, presque malgré eux, des centaines de millions de lecteurs de journaux aux techniques du dessin, du cadrage dynamique, aux différents styles de représentation des paysages, des villes, des animaux et des hommes. Cet enseignement de l’art du dessin se poursuit quotidiennement. En fin de semaine, ces images sont en couleur. C’est le musée du peuple qui, justement, ne se rend presque jamais dans les musées! On peut se demander si les lecteurs sont conscients de la qualité esthétique de ces images, de leur message onirique, de leur valeur incontestable comme témoin ou miroir des événements de notre siècle. Peut-être . . . Mais peu importe, après tout! Comme un bon vin, les oeuvres d’importance, en vieillissant, acquièrent, longtemps après leur exécution, leur véritable dimension aux yeux des gens et elles en donnent même le goût à ceux qui n’en avaient pas quelques années auparavant . . .
On sait que la bande dessinée est enseignée dans les universités. Entre autres, à l’Université du Québec, à Montréal, et à la Sorbonne. De nombreux cinéastes se laissent influencer par elle: Fellini, Resnais . . . Des écrivains, des sociologues font des études approfondies sur cet art: Raymond Queneau, Edgar Morin, Evelyne Sullerot. Et ceux qui connaissent les œuvres de Burne Hogarth, d’Alex Raymond, de Jack Kirby, d’André Franquin, de Guido Crepax ou d’André Montpetit ne se posent plus de questions sur l’authenticité de cet art nouveau. Ils tentent plutôt de collectionner les oeuvres de ces maîtres de l’histoire en images.
Dans sa forme actuelle, la bande dessinée existe déjà depuis la dernière décennie du XIXe siècle. Avant cette période, l’image était, bien sûr, utilisée pour conter des histoires, mais elle faisait oeuvre d’illustration de textes littéraires: des nouvelles, des contes, des fables, etc. Cette image agrémentait en quelque sorte la lecture et la rendait plus facile. Elle était soumise aux impératifs de l’écriture et tenait un rôle bien secondaire. Parfois, les dessins d’un Gustave Doré semblent s’apparenter à la bande dessinée. En réalité, ils sont plus proches de la technique de représentation des tapisseries ou des vitraux de cathédrale.
Les histoires de Wilhelm Busch, en particulier celles de Max et Moritz publiées en 1865, inspirèrent par la suite plusieurs auteurs de bandes dessinées dont le très célèbre Dirks. Mais le père du 9e art, selon les Français, serait Christophe, créateur de plusieurs séries de bandes dont les plus connues, même encore de nos jours, sont: La Famille Fenouillard, 1889-1893, Le Sapeur Camembert, 1890-1896, Le Savant Cosinus, 1893-1899, Les Malices de Plick et Plock, 1893-1904, etc, . . .Déjà, avec Christophe, le texte de la bande dessinée devient langage et non plus seulement quelques lignes qui répètent ce que l’image montre d’ailleurs avec beaucoup d’ironie et de gags visuels.
Les Américains estiment pour leur part que le dessinateur R. L. Outcault, qui publia, en 1896, dans des journaux à grand tirage, les aventures de son Yellow Kid, une sorte de garnement très agressif et survolté, et plus tard, en 1902 , Buster Brown, est le premier à avoir franchi le cap du dessin d’illustration pour faire de la vraie bande dessinée. Mais tout le monde est d’accord pour dire que le premier artiste dans ce domaine, un maître incontesté, est nul autre que Dirks avec ses Héritiers du Capitaine (Toto et Titi o u Pim, Pam, Poum, etc.) Nous pouvons encore suivre de nos jours ces aventures dans le journal La Presse de la fin de semaine. Elles sont maintenant dessinées par son fils. Ces premières bandes remettent en valeur les bouffonneries, les gags grossiers et pleins de vie, les bastonnades, les culbutes, toutes les ruses de la commedia dell’arte et aussi toutes les clowneries du cirque. Dirks s’est détaché de l’imagerie d’Epinal et de ses personnages statiques. La ligne du dessin devient légère et suit le mouvement endiablé de ces jeunes enfants terribles qui ridiculisent avec un plaisir féroce toutes les autorités.
Avec ces garnements et leur humour un peu sadique, absurde parfois, naïf aussi, souvent très caricatural, la vraie bande dessinée éclata d’une vie qui ne cesse d’enfanter de nouveaux personnages. Le dessin épouse de plus en plus les besoins de ce mode d’expression. Le trait dit en quelques lignes les émotions les plus subtiles: il devient vivant, rapide, efficace ; il raconte l’essentiel. Le décor surchargé s’évapore pour en arriver à disparaître totalement et à laisser aux personnages une présence grandissante. Ce style est très perfectionné, de nos jours, dans la bande quotidienne: Peanuts, B.C., ou les parodies de Copie, . . . Dès la fin du XIXe siècle, les bulles firent leur apparition, et le langage devint parole sonorisée avec la représentation visuelle des cris, des onomatopées, des bruits de toute sorte et même des pensées les plus secrètes des hommes et parfois des animaux.
Parmi les histoires les plus connues de ces bandes , citons les Aventures de Bécassine , encore proche de l’imagerie de Christophe mais plus sages; l’anarchie corrosive de s Pieds-Nickelés, dessinés au début par Forton , qui se plaisait à caricaturer à l’extrême ses personnages jusqu’à les rendre laids; les espiègleries de bonne camaraderie de Mutt et Jeff; l’humour absurde et parfois difficile de Krazy Kat et celui, un peu triste et poétique, du Chat Félix, au graphisme très aéré; Zig et Puce; Mickey et les autres héros de Walt Disney, qui introduit une bonne part du visuel cinématographique dans le dessin d’humour de la bande dessinée . . . Sans oublier les rêves de Little Nemo, les difficultés familiales et sociales du pauvre Jiggs, en butte aux reproches de sa femme Maggie, les combats follement épiques du mangeur d’épinard Popeye, Philomène, Pogo,.. .
Après une période où la bande dessinée dramatique tint le haut du pavé dans les pages en couleur des journaux, l’équilibre entre les deux genres s’est établi, et la veine humoristique continua de plus belle avec les Schtroumpfs, Tintin, Astérix, Gaston Lagaffe, Lucky Luke, Iznogoud, etc. Chacun de leurs auteurs possède son propre coup de crayon, un esprit original, et apporte une invention qui se renouvelle continuellement autant au niveau de l’histoire que du dessin; sinon le lecteur se désintéresserait de sa bande. L’humour qu’expriment le graphisme et la situation des personnages produit une sensation de plaisir et de légèreté contraire de celle qui est engendrée par la beauté violente des oeuvres dramatiques de Burne Hogarth, de Dreuillet, de Jack Kirby . . . C’est surtout Hogarth qui a introduit dans la bande dessinée les techniques du cinéma. Au début, la bande dessinée influença le cinéma, comme elle-même le fut par l’art des affiches d’un Toulouse-Lautrec, en particulier, et la peinture de plusieurs maîtres. (D’ailleurs, Hogarth s’est souvent inspiré de Michel-Ange.) Il utilisa le cadrage sous tous ses angles et ne craignit pas de faire danser dans ses planches, en une sorte d’équilibre instable, une farandole d’images présentant des plans d’ensemble avec de gros plans de personnage et même d’objet. Le langage de la caméra, il le transposa aussi dans ses dessins: travelling, panoramique, vues en plongée ou en contre-plongée, . . . Il se servit de tous les moyens possibles pour exprimer avec force la psychologie de son personnage et les conflits qu’il traversait. La représentation de Tarzan devint expressionniste.
Burne Hogarth dessina Tarzan, après Harold Foster qui le commença en 1931, de 1937 à 1945 et de 1947 à 1950. Quand, à la suite d’un concours, il fut engagé comme dessinateur de Tarzan, il dut imiter Foster pendant quelques mois. Mais, rapidement, Tarzan cessa d’être un demi-dieu, sûr de lui-même et trop serein dans les combats les plus dangereux, pour devenir un homme menacé par la mort comme tous les hommes. Son esprit et son corps luttaient pour sa vie. Il sillonnait les mers en furie, fuyait, avec une princesse dans ses bras, des volcans en éruption ou des tremblements de terre, se débattait contre mille dangers, sans savoir comment il s’en sortirait sain et sauf.
De roi de la jungle qu’il était dans les dessins de Foster, Tarzan devenait un homme nerveux, existentiel, toujours sur le qui-vive: un esprit et un corps tendus face au péril! La façon de dessiner le personnage changea aussi radicalement avec Burne Hogarth. Tarzan se dramatisa à l’extrême limite du possible. La lecture de la planche devint dynamique par l’utilisation du langage cinématographique. Le héros était, en plus, présenté dans des positions de tensions ou de détentes musculaires: prêt à bondir, caché dans un arbre, plongeant au fil des lianes vers un ennemi à abattre ou un ami à sauver. Il était toujours en mouvement ou en attente de mouvement avec Hogarth …Tarza n était dessiné de dos, de profil, de face, dans les mille positions d’un homme dont l’incessant changement indique une inquiétude humaine jamais éteinte. Le lecteur pouvait identifier sans peine ses conflits secrets. Tarzan était l’homme de toutes les angoisses!
Pour exprimer cette angoisse de l’homme, Hogarth développa une technique agressive, poursuivit des recherches sur l’anatomie de l’homme et des animaux dans la lignée de son maître Michel-Ange, et, dans ses planches, assujettit le dynamisme du décor aux lignes de forces du drame. Arbres, ciel, mer, rochers, tout tend à renforcer les attitudes du héros. Il suffit de regarder une seule planche de Tarzan pour comprendre l’harmonie de l’homme et du décor dans le dessin d’Hogarth.
D’ailleurs, les auteurs de bandes dessinées épiques travaillaient souvent d’après nature. Foster après son Tarzan, créa Le Prince Vaillant. Les forêts magnifiques de ses planches étaient dessinées à partir d’esquisses qu’il venait travailler dans le Nord canadien. Alex Raymond, l’auteur de Flash Gordon, donnait à ses héros des expressions qu’il dessinait dans la réalité. Et que dire des animaux monstrueux de la planète Mongo, des arbres géants qui cachent des villes entières dans leurs feuillages!
Il y a plusieurs façons de lire la bande dessinée. Il est intéressant de suivre, par exemple, l’évolution des personnages au cours de plusieurs années. On s’aperçoit alors que, durant les guerres, les héros deviennent chauvins ou racistes. Les moeurs de ces personnages évoluent avec celles de la société ou souvent les devancent. Dans plusieurs bandes, on remarque que le rôle de la femme a énormément changé. Au début, elle était une compagne insouciante qui attirait souvent l’ennemi et tombait dans mille pièges. Le héros lui portait secours et recevait les baisers d’usage après l’avoir sauvée. Avec les mouvements pour l’émancipation de la femme, les héroïnes abandonnèrent leur passivité de femme sensuelle pour participer aux décisions. Et, au lieu d’être encore des victimes, elles sont devenues des aides. Même plus, les héroïnes dynamiques font fureur aujourd’hui dans un certain genre de bandes dessinées de type erotique, comme Barbarella, Scarlet Dream, Pravda, Valentina. etc., qui font bien souvent à l’homme un sort semblable à celui qui était le leur auparavant, mais avec une pointe d’humour, car ce sont encore des hommes qui dessinent et inventent ces personnages féminins.
Point n’est besoin de lire des histoires de bande dessinée pour en subir l’influence aujourd’hui! La publicité s’est emparé de ses personnages pour annoncer un produit courant avec la désinvolture d’un comédien de télévision. Des histoires en images servent aussi de page publicitaire dans les journaux. Une amie, en ouvrant une boîte contenant un produit de beauté, trouva un dépliant illustré comme une bande qui expliquait en détail les soins à apporter. Même dans le métro, la bande dessinée se manifeste aux passagers dans certain couloir dont le mur est peint d’images espacées. La vitesse du métro leur donne vie. Mais là, nous sommes à cheval sur la bande et le cinéma d’animation.
Au Québec, on le sait, les bandes dessinées réalisées par nos artistes trouvent peu de place dans nos journaux. On préfère l’importation à la création originale. Pourtant, nous possédons des noms prestigieux: Marc Antoine Nadeau, Michel Fortier, André Montpetit, Noël Cormier, Raymond Dupuis, André Philibert, Tibo, Nimus, Bernèche, tous ceux qui travaillent pour les revues aux numéros sporadiques: B.D., Made in Québec, L’Hydrocéphale, . . . Beaucoup de ces auteurs sont des peintres, des graveurs, des illustrateurs qui s’expriment dans la bande avec la même ferveur et le même talent que dans leurs toiles.
Parfois, le magazine Perspectives passe des planches de Montpetit. Elles sont à conserver. Son dessin est vibrant comme une flamme, ses personnages sont caricaturés avec une forte pointe de sadisme et ses histoires, souvent scénarisées par Claude Haeffely, semblent un délire d’imagination ». Pourquoi préfére-t-on, dans ce milieu, raconter des histoires plutôt que de peindre des tableaux? Pourtant, certains disent que la bande dessinée est un art mineur par rapport à la peinture. Pourquoi? .. . En fait, est mineur seulement ce qui est de mauvaise facture! D’autres penseront que de faire ou de lire des bandes dessinées toute sa vie dénote un esprit jeune. Pourquoi pas? Peut-être que les lecteurs de ces histoires en image ont attrapé le virus de la néoténie – refus de prendre à charge les caractères adultes et sclérosés de la race pour ne développer que les caractères juvéniles. Dans ce cas, ce serait une grande qualité que de lire des bandes, et non un défaut. La première qualité, même, de notre civilisation de l’image et des loisirs!
C’est un personnage de Paulette, une bande de Wolinski et Pichard, qui disait ironiquement en regardant des manifestants: « Ils deviennent de plus en plus vieux les jeunes, cette année. »Et l’autre agent de police répondait dans la même veine: « Pour moi, tout ce qui n’a pas la légion d’honneur, c’est jeune. Je cogne.» Voilà, les jeunes vieillissent sans devenir vieux, grâce à la bande dessinée.