Manif d’art 9 Une édition qui s’inscrit dans l’air du temps
« La plus grande biennale d’art contemporain et actuel du Québec, voire du Canada1 », tel que l’annonce le communiqué de presse, ouvrira ses portes le 15 février. En plus de l’exposition centrale au Musée national des beaux-arts du Québec et des expositions satellites dans divers centres d’artistes, musées et galeries, une dizaine d’œuvres composera le volet art public, qui prendra plus d’importance que par le passé. Un volet « Jeunes commissaires » proposera en outre une interprétation du thème mis de l’avant par le commissaire principal, Jonathan Watkins. Les enfants ne seront pas oubliés, avec un programme spécialement conçu à leur intention. Colloque et rencontres professionnelles sont aussi prévus.
Programmation visant des fronts artistiques multiples, présentation de nombreux artistes locaux et étrangers, tout cela concorde avec ce que l’on attend d’une biennale. Depuis le début des années 1990, les manifestations bisannuelles ont conquis le domaine de l’art contemporain. Capitales, métropoles et même lieux peu connus surenchérissent à qui aura le plus d’artistes, de commissaires vedettes ou de retentissement international. Les biennales rivalisent entre elles et sont en quelque sorte condamnées au succès : coûteuses, elles sont subventionnées la plupart du temps par des fonds publics. La renommée et le nombre d’artistes, le coût de transport des œuvres, la logistique de la manifestation, concourent à faire grimper la facture.
Dans les années 1990, on comptait une dizaine de biennales dans le monde. Leur chiffre a triplé une décennie plus tard et atteint plus de cent aujourd’hui. La plus ancienne est la Biennale de Venise, fondée en 1895, qui continue d’être celle qui lance les tendances et consacre les artistes. Dans une analyse percutante, l’historien de l’art Paul Ardenne applique l’expression « machine de guerre sociopolitique » aux biennales, lesquelles se targueraient d’imposer « un point de vue majeur sur l’art2 ».
Pour attirer les visiteurs, les organisateurs de biennales misent sur plusieurs stratégies, en fonction des contextes locaux, mais deux éléments-clés ressortent : des artistes vedettes de la scène internationale et un commissaire du même acabit. C’est ainsi que l’on a vu émerger une catégorie de commissaires vedettes munis d’une « guest list3 » d’artistes incontournables, facteur décisif qui assurera un succès de fréquentation.
Ces commissaires sont en général des directeurs de musées ou de centres d’art qui sont libérés pour un mandat temporaire – et prestigieux – ailleurs dans le monde. À cet égard, le rôle traditionnel du conservateur de musée a évolué depuis les années 1960. Depuis l’époque de la protection et de la mise en valeur de la collection, avec l’émergence des expositions temporaires et des lieux d’exposition autres que muséaux, la figure du conservateur a muté vers celle du commissaire, qui n’est plus nécessairement rattaché à une institution et à qui l’on confie la responsabilité de créer des corpus d’œuvres signifiants. La notion d’auteur lui est aussi désormais associée, en tant que créateur de ses expositions.
Dans la plupart des pays occidentaux, le commissaire joue un rôle essentiel de médiateur entre l’artiste et le public. Ce dernier veut « comprendre » l’art contemporain et la création de parcours cohérents ou d’associations d’œuvres contribue à une amélioration de l’expérience du visiteur peu informé. Dans les grands musées, des designers d’expositions contribuent à la mise en spectacle de l’art pour attirer une clientèle de plus en plus nombreuse.
Le commissaire anglais Jonathan Watkins est l’un de ces commissaires ayant une guest list d’artistes incontournables et un réseau d’influence bien établi. Directeur de la Ikon Gallery à Birmingham depuis 1999, il a travaillé plusieurs années en qualité de conservateur aux Serpentine Galleries et de directeur de la Chisenhale Gallery, à Londres. Il a été responsable entre autres de la Biennale de Sydney en 1998, de la Tate Triennial Exhibition en 2003, de la Biennale de Shanghai en 2006, de celle de Sharjah (Émirats arabes unis) en 2007 et de la triennale de Guangzhou (Chine) en 2012. Il s’est intéressé à l’art contemporain japonais, irakien, italien, ainsi qu’à des artistes bien connus du Royaume-Uni (Cornelia Parker, Martin Creed, Bill Woodrow, Richard Deacon…), des États-Unis, d’Allemagne… Auteur prolifique – de nombreux textes de catalogue en témoignent –, il a participé récemment à la rédaction d’un livre intitulé The New Curator, où une multiplicité de commissaires prennent position sur les pratiques curatoriales actuelles.
La proposition de Jonathan Watkins porte un titre inspiré d’une chanson de Leonard Cohen : Si petits entre les étoiles, si grands contre le ciel. Le « mot du commissaire », dans le communiqué de presse, convoque beaucoup de notions : la nature, la vie quotidienne, l’eccéité4, ainsi qu’une « abstraction essentielle » dont on se demande ce que c’est.
La compétence et les choix du commissaire Watkins laissent présager une excellente biennale. Il n’est assurément pas le seul à contribuer à la réussite d’une telle manifestation.
Au regard toutefois de la liste des artistes et après une entrevue avec le commissaire, une impression moins confuse se dégage. Dans ses textes et dans l’entrevue, Jonathan Watkins insiste sur la continuité entre l’art et la vie et se prononce sur les « self contained objects », terme qui dans ce contexte réfère aux œuvres autoréférentielles, qu’il ne souhaite pas défendre, parce qu’elles seraient coupées de la vie. En tant que pétition de principe, cela se défend, mais comment cela se reflète-t-il dans le choix des artistes et l’impression d’ensemble qui se dégagera de l’exposition principale, au Musée national des beaux-arts du Québec ?
L’exposition regroupera 20 artistes (sur plus de 100 en tout) du Québec et du Canada (y compris du Nunavut), d’Angleterre, de Lettonie, d’Allemagne, d’Argentine, du Vietnam, des États-Unis, de Suède, de République tchèque… De ce nombre, six proviennent du Québec. En soi, la diversité des provenances laisse espérer des œuvres aux points de vue différenciés. L’examen des techniques est aussi prometteur : dessin, broderie, photo, xylogravure, vidéo, installation, les techniques anciennes cœxistent avec la technologie la plus actualisée. Les sujets abordés témoignent d’une préoccupation globale envers l’environnement, soit par le biais du mythe, de l’utopie, de l’ironie critique, de la technicité ou du sublime.
Un point de vue qui semble particulièrement pertinent est celui qui se préoccupe de l’intégration de certaines pratiques des métiers d’art dans les arts visuels. Au Québec, les métiers d’art rencontrent encore des résistances. Pourtant, les métiers d’arts à inflexion réflexive, qui conservent leurs techniques distinctives tout en allant au-delà de la virtuosité technique, marquent la production artistique contemporaine, comme l’a bien démontré l’exposition Fait main, commissariée par Bernard Lamarche. À titre d’exemple, l’artiste samie Britta Marakatt-Labba brode en grand format horizontal sa réalité d’autochtone de Suède, qui n’est pas sans évoquer celle des artistes autochtones d’ici. L’installation de la Québécoise Fanny Mesnard inclut céramiques, tableaux et interventions sur les murs. L’Allemande Christiane Baumgartner exécute de monumentales xylogravures communiquant la puissance des forces naturelles.
Le commissaire est très sensible à l’art autochtone : il a ainsi choisi deux artistes du Nunavut, Manasie Akpaliapik et Shuvinai Ashoona. Des artistes des Premières Nations, Marianne Nicolson et Meryl McMaster, feront aussi partie des expositions d’art public ; au Musée huron-wendat, les artistes d’origine autochtone Nadia Myre, Hannah Claus et Sonia Robertson collaboreront avec de jeunes artistes de Wendake pour produire de nouvelles œuvres.
En entrevue, Jonathan Watkins témoigne aussi de sa volonté de laisser une forte impression sur les visiteurs de l’exposition : il veut apporter du contraste à sa présentation, varier les échelles et les contenus de façon à ce que l’expérience sensorielle et intellectuelle marque les visiteurs et se prolonge en dehors des murs du musée. Sa proposition, selon ses propres mots, n’est pas conceptuelle, mais plutôt philosophique, ce qui ne surprend pas si l’on prend en considération sa formation en histoire de l’art et en philosophie.
Parmi les vedettes de l’étranger choisies par le commissaire, l’Argentin Tomás Saraceno concevra une nouvelle œuvre spécialement pour la Manif. À Paris, l’artiste a investi tout le Palais de Tokyo au cours de l’automne. Cette exposition cerne la vision qui l’anime, participant de l’utopie et de la science- fiction : la venue de l’ère de l’Aérocène, qui pourrait remplacer l’actuelle, l’Anthropocène. Constituée en majorité d’installations immersives contemplatives à l’ambiance sonore planante, l’exposition donnait la mesure d’une utopie à la fois fantaisiste et vraisemblable, communiquant la pensée d’un artiste sur la possibilité d’émergence d’un monde plus sensible à son environnement naturel.
Condamné souvent pour son hermétisme et son esprit de sérieux, l’art contemporain présentera une autre facette, celle de l’humour. Par exemple, parmi les artistes cités se trouvent Reverend Billy et son chœur, The Stop Shopping Choir, qui reprennent les tactiques des preachers américains en les détournant de leur sens religieux.
Dans un registre plus contemplatif, Caroline Gagné, de Québec, présentera une installation immersive en résonance avec le thème de l’environnement, Le bruit des icebergs. Fortement en phase avec la pensée du commissaire, son travail témoigne du sublime de la nature et de la nécessité de saisir l’ici et maintenant.
La compétence et les choix du commissaire Watkins laissent présager une excellente biennale. Il n’est assurément pas le seul à contribuer à la réussite d’une telle manifestation : le directeur de la Manif, Claude Bélanger, la commissaire adjointe, Michelle Drapeau, le conservateur de l’art actuel du Musée national des beaux-arts, Bernard Lamarche, ont fait partie du processus de sélection des artistes et ont contribué à la cohérence de l’ensemble de la biennale. On peut toutefois déplorer que cette manifestation artistique, lorsqu’elle a pris son essor (et MOMENTA – Biennale de l’image a agi de la même façon), ait repoussé les commissaires québécois dans l’ombre. Pourtant, ceux-ci ont souvent excellé : un exemple éloquent est celui de Machines – Les formes du mouvement, de la commissaire Nicole Gingras pour Manif d’art 6 en 2012. La position périphérique du Québec, hors des circuits d’art contemporains internationaux, explique en partie cette situation et consacre le statut d’importance relative de notre milieu artistique.
(1) Musée national des beaux-arts du Québec, 12 artistes de Manif d’art 9 – La biennale de Québec annoncée en grande primeur à Londres, communiqué de presse, 21 novembre 2018.
(2) Paul Ardenne, « La biennale d’art contemporain : un événement culturel de moins en moins culturel, et de moins en moins événementiel », Figures de l’art, no 20, été 2010.
(3) J’emprunte le terme à In-Young Lim, dans « Les politiques des biennales d’art contemporain de 1990 à 2005 », Marges, Revue d’art contemporain, mai 2007.
(4) « L’eccéité (ou encore haeccéité, heccéité) signifie l’ensemble des caractéristiques, matérielles ou immatérielles, qui fait qu’une chose est une chose particulière. Il s’agit de son essence particulière qui permet de la distinguer de toutes les autres. » (Wikipédia)
Manif d’art 9 – La biennale de Québec
Du 16 février au 21 avril 2019