Ce petit bout de femme vif-agile qui court, qui rit et qui s’affaire en blue-jeans au milieu des milliers de feuilles de verre d’une usine de Saint-Hyacinthe, c’est un des noms-symbole de l’École de Montréal qui passe devant nous. Cette femme jeune, alerte, spontanée, toujours amusée même quand elle est sérieuse, a déjà derrière elle une carrière qui a pris naissance de ce tronc commun de l’Automatisme de Borduas, dont chaque rameau, par la suite — qu’il s’agisse de Mousseau, de Barbeau ou de quelques autres—allait connaître un destin original et toujours vigoureux. Rarement l’œuvre d’un artiste a-t-elle suivi une évolution aussi naturelle que celle de Marcelle Ferron : évolution logique, marquée certes de pauses-réflexions, de pauses-orientations, de pauses-mutations suivies de départs en flèche, mais évolution constante dans l’unité, sans rupture brusque, force lumineuse qui a fait jaillir des éclats de couleur sur la toile avant de les métamorphoser en transparences de verrières.

Le destin de Marcelle Ferron qu’évoquent, cette année, deux rétrospectives à Montréal, a traversé quatre périodes différentes dont chacune amorçait la suivante, déjà pleine elle-même de recherches nouvelles, qui allaient mener l’artiste des années des grands crûs de l’Automatisme aux verrières de la station de métro Champ-de-Mars, c’est-à-dire de l’expérience subjective et poétique des impulsions personnelles à la création d’un environnement intégrant à l’art la vie quotidienne et les hommes de la cité D’un bout à l’autre, cependant, l’unité est restée la dominante de l’art de Marcelle Ferron, un art viril par excellence, car, soit dit en passant, ce sont des femmes, les femmes fortes de la peinture québécoise, une Marcelle Ferron, une Rita Letendre, une Lise Gervais, qui ont témoigné de certaines qualités mâles de rigueur, de fougue, de précision, dans l’École de Montréal.

Quand on revoit aujourd’hui les premières encres et les huiles de Marcelle Ferron, de la période 1940-1945. on est évidemment frappé par une certaine parenté d’inspiration avec Borduas. Il y a là identification du disciple au maître que révélait cette époque II y a surtout des réminiscences surréalistes qui se traduisaient, pour Marcelle Ferron, par des cellules en folie, éléments épars au vent cosmique, surgescences projetées d’accidents de la matière, chocs psychiques sur l’expression physique, univers peuple de gènes, de formes-amibes ou de formes-mandragores qui s’observent, s’auscultent, se tâtent. hésitent, s’accouplent ou se repoussent violemment dans un placenta épais de couleurs denses.

Cette naissance au surréalisme dans des œuvres de format réduit et de facture assez lyrique préparait l’artiste à la violente mutation de l’Automatisme, comme si ces formes d’un univers en gésine n’étaient encore que des éléments stellaires en orbite autour du feu de l’inspiration cherchant à les souder les unes aux autres, à créer les mouvements d’un monde nouveau où la matière s’ordonnerait selon les pulsations créatrices du subconscient. Dans l’Automatisme, la main de Marcelle Ferron ne se souciera plus d’exprimer des formes inventoriées dans une vision antérieure et consciente. Elle agira instantanément sous le coup d’impressions immédiates, par touches répétées, par à-coups de spatule rythmés comme des coups de pattes, des empreintes rondes de chat. II s’agit d’explosions colorées, se rapprochant des explosions colorées d’un Riopelle à cette même époque de 1950, mais alors que Riopelle explose en trajectoires-fusées, en éclats longs comme des rais de soleil à travers bois, Marcelle Ferron s’exprime par éblouissements tachetés, mouchetés, tigrés. Cette période automatiste pourtant n’est encore qu’une genèse, une période de résonances approfondies, de reclassements inconscients, semblable à ces rêves dont les disciples de Freud affirment qu’ils emmagasinent, trient et redistribuent les impressions enregistrées avant de les agencer mystérieusement en des spectacles éclatants et fugitifs.

Ce côté instantané et fugitif de la création inspirée, Marcelle Ferron va l’exalter mieux que jamais, au cours de la période de 1960, dans la gloire des fonds blancs sur lesquels jaillissent les gerbes de facettes colorées qu’elle distribue à la volée comme des jeux de cartes de larges carreaux mauve, magenta, bleu percutant virant à l’indigo ou encore vert acide, que rehaussent parfois un angle de carmin, une pointe d’ocre, comme des émaux catalyseurs. Ces jeux d’écrans étincelants se chevauchent d’aérienne façon en autant d’équations illusionnistes dont la voltige se traduit en transparences presque sonores, s’interposant à tour de rôle devant le soubassement de la pâte blanche immuable, richement travaillée, intensément nourrie.

Ici, je crois, se situe l’époque-charnière de l’évolution de Marcelle Ferron, sa plus fructueuse période en matière de peinture : et le mot matière est pris ici dans son sens le plus plein, le plus total. Ici, se situe sa métamorphose. Savait-elle que, sur toile, elle composait déjà des murales de verre? « Je ne m’en doutais pas, je n’y pensais pas », avoue Marcelle Ferron. Et pourtant tout l’art de maître verrier de Marcelle Ferron était déjà en gestation dans sa grande période classique de 1960, après laquelle elle va marquer quelque hésitation, quitte à se répéter au seuil de sa nouvelle orientation.

C’est ce style, cette écriture, cet entre choc de surfaces violemment avivées par un feu intérieur qu’elle projetait sur ses toiles, qui la mèneront infailliblement vers le travail des verrières, tout autant que ses recherches fondamentales sur la composition des couleurs, car, voulant toucher l’âme de son art, Marcelle Ferron allait s’acharner, pendant plusieurs années, à explorer sa matière elle-même, délaissant écriture et style. Elle cherche alors à fabriquer, à piler, à doser ses pigments, à réinventer l’alchimie des terres, des minéraux, des matières animales, comme le plus modeste artisan du Quattrocento, rejetant toute cette pâtée commerciale des cou leurs chimiques d’aujourd’hui, qui s’affadit et se désagrège en quelques années.

Tout donc désormais : la matière, l’attirance des larges surfaces, le goût des jeux magiques de lumière sur la palette de ses nuances préférées, prédisposait, dès 1960, Marcelle Ferron à cet art du verrier pour en rajeunir les traditions, au moment même où les plus grands avaient découvert, eux aussi, le champ qu’offrait le verre à leur vision, certains par le biais de l’art sacré De Matisse à Vasarely, en passant par Soulages, quelques-uns des artistes marquants de notre époque ont ainsi repensé la lumière, les ombres, les couleurs par rapport à la matière transparente. Ce fut pour eux l’occasion d’expériences esthétiques. Pour Marcelle Ferron, ce fut une pente naturelle qui l’entraîna à rechercher, inconsciemment peut-être, le maximum d’intensité pour les formes qu’elle projetait depuis longtemps sur les cimaises Elle découvrait, en même temps, que la toile sur le mur n’a plus guère de sens que dans les musées nécropoles ou dans la naphtaline des salons bourgeois, mais qu’elle n’a certainement plus aucun sens au cœur de la cité moderne. L’œuvre d’art, de nos jours, n’a de signification valable qu’assimilée, ingérée par les mouvements de la vie, le paysage quotidien où formes et couleurs doivent pénétrer comme une respiration le tissu urbain, le rythme industriel, le flux populaire des transports et des rues. Stations de métro, publicité, lieux de travail et de loisir, voilà les nouvelles raisons d’être de la création artistique vers laquelle il faut faire converger les efforts de tous les responsables de l’environnement de notre existence.

C’est sans doute la raison pour laquelle Marcelle Ferron a fondé avec nombre d’artistes et d’intellectuels québécois de toutes disciplines, des peintres aux cinéastes, des architectes aux sociologues, ce groupe CRÉATION qui veut agir en relation étroite avec tous les milieux détenant les leviers de commande dont dépend l’œuvre d’art : centres de recherches, industries de la construction, pouvoirs publics, monde de l’éducation, en tenant compte du milieu où l’art doit s’exercer, c’est-à-dire, ici, le milieu canadien-français. Et c’est aussi une des raisons pour lesquelles Marcelle Ferron a remisé ses pinceaux pour vivre elle-même en usine et diriger un atelier industriel de recherches où elle exécute des murales de verre. Elle y a déjà créé des œuvres d’envergure, ce qui nous vaut la station de métro Champ-de-Mars de Montréal, où les envolées, les sinuosités, les ellipses, les hyperboles, traduisent, après la rigueur tranchante des anciennes formes strictes de l’artiste, le retour à un certain baroque—épuré—de l’art nouveau, qui se fait sentir de nos jours dans la décoration comme dans la publicité ou dans l’art populaire.

Marcelle Ferron se consacre désormais à son travail de maître verrier, mais pas à la façon des anciens artisans. Pour elle, la murale de verre doit être industrielle, à portée de tous, et pas seulement au service des églises comme jadis! Elle laïcise, dieu merci, l’art du verrier et le démocratise Ses murales, elle les assemble directement à l’usine au milieu du décor futuriste d’une forêt de vitres parallèles qui répercutent et redistribuent à l’infini l’image de cette petite femme nerveuse, remuante, penchée sur les immenses tréteaux où elle suit du doigt la découpe des fragiles écrans de ses nuances favorites, les ocres crus ou les ocres brûlés, les verts glacés, les mauves soutenus virant au violet sombre et certains rouges lourds de pourpre qui attiseront les soleils couchants. Elle procède ensuite à l’ajustage des pièces du puzzle, qui ne sont pas serties de plomb pour en accuser les contours mais intimement unies les unes aux autres et saisies, serrées entre deux plaques de verre incolore dont elles resteront prisonnières. Les couleurs, une fois la murale dressée dans la lumière, en gardent à la lois profondeur et irréalité, sans cesser d’être intensément légères et présentes. Point de recherche des effets, comme c’était le cas jadis de verriers tels que Galle, qui superposaient des couleurs pour obtenir des couches de transparence et des effets de relief. Les couleurs de
Marcelle Ferron portent leur beauté en elles-mêmes : la ligne reste sans bavure, toute en simplicité dénudée, se contentant de laisser aux contours des différentes couleurs leur valeur de rapports entre les teintes franches du verre, la lumière qui s’y tamise et le soleil qui les enfièvre.

Peut-être pourrait-on regretter ici que le trait de Marcelle Ferron perde un peu de cette virilité, de cette rudesse qui étaient le propre de son écriture sur ses toiles de la période de 1960. On dirait qu’avec le verre, les lignes se sont féminisées, adoucies, arrondies, humanisées très certainement. Le trait se plaît à devenir ligne, la ligne se plaît à devenir courbe, mais Marcelle Ferron en joue à plaisir, comme à cette station Champs-de-Mars où elle lance dans l’espace des courbes qui attrapent au vol les moineaux, prennent au lasso les cheminées de la basse ville, captent dans leurs transparences les toits plombés du Vieux Montréal et les nuages boudeurs et indécis qui s’égrènent comme les humeurs roses ou grises de la ville. C’est une nouvelle Marcelle Ferron que le verre nous révèle, plus attachée aux harmonies se reflétant sur la vie de l’homme.

Désormais d’ailleurs, les expériences qu’elle tente devant ses fours vont plus loin encore dans ce sens. Elle expérimente les matières destinées aux objets décoratifs qui peuplent notre vie, qu’il s’agisse de tuiles de verre, de briques de céramique, d’éléments cuits, recuits, recommencés jusqu’à ce qu’au sortir du four, l’œil cueille enfin, à la surface vitrifiée du matériau, l’apparence d’un lait de perle, d’une larme d’émeraude ou d’un grain de terre cristallisé, éblouissant, transfiguré en joyau.

Et ce petit bout de femme infatigable tourne et retourne ses échantillons dans ses mains délicates, les mire au soleil, en place d’autres dans ses fours, pivote, traverse la cour de l’usine, retourne en courant vers son autre atelier, redécoupe du verre, toujours gaie, toujours rieuse, poursuivant en blue-jeans la trajectoire heureuse d’une carrière intelligente.