McLuhan, art et liberté
Lire McLuhan, c’est chercher la phrase ou le mot qui, à un endroit quelconque du texte, envahit soudain la conscience du lecteur comme un souvenir auquel il ne s’attendait pas. L’image que l’on se fait de l’horizon intérieur change qualitativement. Une transparence originelle révèle tout le texte. La mémoire individuelle du lecteur cède à une mémoire plus vaste qui soumet simultanément de multiples présences à une intelligence maintenant soucieuse de ne pas imposer ses préjugés.
Peut-être, est-ce là tout simplement passer de la fragmentation à la concentration. Ce passage, il faut le franchir; dès lors, l’intelligence se meut sans plus d’efforts que s’il suffisait de se souvenir. A partir de cet état d’intelligence, les propriétés les plus déconcertantes d’un style qui a irrité tant de gens se chargent d’une énergie informante. C’est un espace qui est régi par une authenticité rigoureuse. Parmi les Pensées de Pascal, il y a ces quelques phrases qui peuvent servir de clef pour accéder tant à l’appel exigeant qui sous-tend tous ses fragments, qu’à l’unité réelle de la réflexion de McLuhan: «. . . pour entendre le sens d’un auteur il faut accorder tous les passages contraires. (. . .) Tout auteur a un sens auquel tous les passages contraires s’accordent ou il n’a point de sens du tout. (…) Il faut donc en chercher un qui accorde toutes les contrariétés » (Fragment 257-684).
Cette parenté entre l’œuvre de Pascal et celle de McLuhan naît de ce que toutes deux font appel à la sensibilité aux résonances par-dessus la déduction rationnelle. Ces résonances suscitent autour de la mince ligne du discours logique, et souvent en dépit de lui, un espace de perceptions multisensorielles qui devient la conscience du lecteur. Cet espace est, paradoxalement, le début et la fin (dans tous les sens du terme) de l’art et, peutêtre, de la communication, telle que nous l’entendons quotidiennement. Toutefois, plus simplement, ce n’est peut-être que le moment de la synthèse qui survient soudainement, et d’un seul tenant, au bout de toute analyse bien menée.
La méthode d’écriture de McLuhan a ceci de particulier et de très irritant pour les spécialistes et les experts, qu’elle se dispense d’analyse. Disciple des Symbolistes, McLuhan ne donne que des conclusions qu’il dispose d’une façon stratégique; comme les poètes, il propose des effets sans donner les causes. Écrivant à partir de la synthèse déjà faite, il ne se soucie pas d’y faire remonter le lecteur suivant un chemin pavé de déductions patientes. Il l’invite à y pénétrer d’un coup ou à y renoncer. Il place ses phrases en rapport de résonance. Rappelons une technique des surréalistes qui consistait à juxtaposer deux termes ordinairement incompatibles pour faire surgir une étincelle d’intelligence entre eux. C’est un mini-happening. On peut obtenir du feu en frottant deux morceaux de bois l’un contre l’autre.
Le texte doit, en définitive, révéler la transparence de la même façon que l’analyse doit révéler la synthèse. A force de lire les travaux d’innombrables experts qui commencent par oublier l’objet réel de leurs recherches pour se plonger plus commodément dans l’analyse, on finit par ne plus s’attendre à obtenir davantage qu’un surcroît d’information. Il y a beaucoup d’analyses qui ne sont pas autre chose que la pratique d’un rituel éteint. Ecrire sur McLuhan, c’est essayer, après avoir été saisi de la synthèse, de la rendre disponible, mais c’est avant tout, la signaler, la soumettre au lecteur comme le but même de tout l’effort de sa lecture.
C’est dans le même ordre d’idées que Maurice Blanchot indique, en guise d’avant-propos pour L’Espace littéraire que « Un livre, même fragmentaire, a un centre qui l’attire : centre non pas fixe, mais qui se déplace par la pression du livre et les circonstances de sa composition. Centre fixe aussi, qui se déplace, s’il est véritable, en restant le même et en devenant toujours plus central, plus dérobé, plus incertain, plus impérieux. »
Comme ce n’est pas l’espace littéraire, mais l’espace acoustique qui intéresse surtout McLuhan, son intuition du centre n’est pas aussi cartésienne : « L’espace acoustique est une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part » (Du cliché à l’archétype). L’espace acoustique est une des métaphores les plus courantes dans l’oeuvre de McLuhan. C’est l’espace de la résonance et de la simultanéité globale de toute l’expérience humaine. L’art en est une des clefs. Voici le rapport de quelques minutes de conversation sur cet article (alors qu’il n’était pas encore rédigé) avec l’intéressé : McL. — L’art est l’école de la perception.
La publicité veut nous ajuster à son univers. Nous y devenons des servo-mécanismes. Toutes les sociétés préalphabétiques sont constituées de robots. Wyndham Lewis disait que la meilleure définition du robot, c’est l’être qui est parfaitement adapté à son environnement. L’art cherche à disloquer l’homme. KV. — Quels sont les rapports entre l’art et la nature? McL. — Dans Man’s Presumptuous Brain, Simeons affirme que notre héritage biologique, qui nous permet de nous adapter à notre environnement, a cessé d’évoluer depuis plus d’un demi million d’années, avant l’apparition de la moindre technologie.
Le cerveau de l’homme n’a pas changé depuis. Avec l’invasion de toutes les technologies, la seule manière de s’acclimater vient de l’art. L’art reprend la tâche de l’évolution que la nature a abandonnée. KV. — Comment? McL. —- L’artiste reprogramme les sens pour nous permettre de survivre dans l’environnement technologique. Survivre en tant qu’être humain, s’entend. Parce que l’homme adapté aux technologies est un robot-zombie qui dort à poings fermés. KV. — Et la nature? McL. — Il n’y en a plus. Depuis le 17 octobre 1957. KV. — Ah! McL. —
Le lancement du premier spoutnik. Les Russes ont transformé la planète en une forme d’art. En tant que forme d’art, la planète nous remet dans la situation de l’homme le plus primitif, c’est-à-dire, dans la préarchéologie. Le rôle de l’art change radicalement dans ces conditions. Il devient crucial. Maintenant que nous sommes passés du monde de l’oeil à celui de l’oreille, parce que l’environnement d’information simultanée est structurellement acoustique, l’histoire, qui appartient au monde créé par l’écriture, et qui est essentiellement visuelle, a fondu entièrement dans Maintenant — l’éternel présent de Siegfried Giedion, l’auteur de Space, Time and Architecture. L’art devra nous tirer de là. Fin de la conversation sur ce sujet. Après cela, nous sommes passés à celui de l’avortement sur commande, et nous y avons retrouvé le thème du robot.
Par ces quelques propos, McLuhan m’a invité à tirer de ma propre expérience quelques conclusions importantes. Pourquoi le rôle de l’art est-il plus crucial que jamais? Une réponse utile à cette question exige un rapide retour dans l’histoire telle que la linéarité visuelle nous l’a donnée, et telle que dans sa continuité évolutive elle apparaît encore à ceux pour qui tout n’est pas Maintenant. Entre la Renaissance et les premières poussées du Symbolisme qui, vers le milieu du XIXe siècle, retrouvait d’anciennes pratiques de la magie du mot et faisait écho aux progrès de plus en plus rapides de l’électricité, la linéarité a imposé sa loi sur l’homme et sur l’art. Le courant rationaliste, précisé par Descartes et encouragé par les travaux de Newton, isole l’homme de la communauté selon un processus qui s’accélère au cours du XVIIe siècle.
L’accomplissement de l’individu passe par une crise profonde d’identité qui est enregistrée par la tragédie en Angleterre et en France. L’art, sous ses formes diverses, rejoue pour l’homme toutes les étapes de cette transformation. Les catégories se définissent et l’art, d’une part, entame avec la nature, de l’autre, un dialogue qui ne cessera qu’avec la conquête de celle-ci par la technologie. Tant qu’un environnement n’est pas circonscrit par un autre, il demeure la source ultime des paradigmes fondamentaux de l’organisation humaine; mais dès qu’il est encadré, c’est l’environnement nouveau qui prend la relève et qui impose ses lois. Depuis l’arc décrit par le premier satellite artificiel, l’artifice technologique a remplacé la nature pour faire de celle-ci une oeuvre d’art qu’il s’agit de programmer.
Les sages de l’Orient ont toujours considéré la nature, non pas comme un système de lois soumises à des catégories, mais comme un vaste ensemble livré à l’interprétation : c’est-à-dire, une oeuvre d’art. Le point de vue, qui permet l’interprétation, n’est ni fixe, ni visuel mais multisensoriel et mobile; ce n’est donc pas, à proprement parler, un point de vue, mais un champ magnétique, ou une sphère dynamique, capable d’épouser toutes les formes d’un univers en perpétuel mouvement, sans perspectives et sans histoire, où une série de mythes discontinus mais inter-résonants servent d’outils de navigation. Les soixante-quatre hexagrammes du Yi King, livre de sagesse chinois dont la vogue n’a cessé de croître depuis que C.G. Jung l’a pris au sérieux, sont autant d’équations fondamentales qui ne définissent pas les situations auxquelles elles s’appliquent, mais servent de sondages pour les explorer.
La personne qui les utilise s’inscrit automatiquement dans le flux et reflux du mouvement qu’elle explore, et son identité fusionne avec lui. Le perspectivisme, au contraire, depuis la Renaissance, donne au spectateur une base fondamentale pour son individualisation, et son détachement objectivant de la situation qu’il observe. La peinture figurative, à son apogée, doue les personnages qu’elle représente, d’une haute définition picturale. Le roman, depuis sa propre renaissance (en France au début du XVIIe siècle), garantit à ses propres personnages un degré toujours plus considérable d’autonomie et de mobilité. Le théâtre, aux prises avec cet homme nouveau, lutte d’abord pour le maintien des traditions féodales et collectives; c’est ainsi que Corneille nous présente un type d’individu qui consent, au prix d’un immense effort d’abnégation, à sacrifier ses intérêts privés à ceux de la communauté, de la famille, de l’État et de Dieu. Avec Racine, l’homme n’est déjà plus en mesure de résister à ses passions.
De saint François de Sales à La Bruyère, des générations de moralistes s’élèvent contre l’outrecuidance d’un moi nouveau qui plonge toutes les consciences dans le désarroi. Avec Voltaire, la crise est passée : ses tragédies, fondées sur le hasard, nient toute forme de fatalité et la remplacent par une médiocre exposition de malheurs qui ne sont redevables qu’à 4. MICHEL-ANGE Moïse, vers 1513-1515. Rome, Église Saint-Pierre-aux-Liens. « Eh! parle donc si tu visl » Haute définition figurative — dynamisme de l’expression et du geste. l’impatience ou à des défauts très ordinaires des humains. De l’imploration, des milliers de bourgeois individualisés dans leurs motivations et dans leurs actions, passent à l’exploration et à l’exploitation d’une nature dont ils s’arrogent, par l’analyse scientifique et le commerce, des fragments toujours plus petits, plus personnels, garantis par des lois générales, civiques et cosmologiques.
Comme l’a bien vu Jean Starobinski dans son livre admirable sur l’art au XVIIIe siècle, c’est au cours de cette période qu’on inventa la liberté. L’autonomie, dont nous parlons à l’égard des figurations de type linéaire, qu’il s’agisse de représentation picturale (où la reproduction est caractérisée par le souci de l’exactitude du détail), ou dramatique, ou narrative (c’est dans le roman que cette forme s’épanouit le mieux), cette mobilité s’applique au contenu de l’oeuvre, mais pas à l’oeuvre elle-même. C’est-à-dire que la personne humaine y est présentée comme libre et mobile dans un cadre fixe. Même dans les tableaux où règne la perspective, cette loi générale est rigoureusement observée : le personnage, à quelque plan qu’il soit, se détache sur l’arrière-plan. Figé dans une pose ou une expression cinétique, il a aussi été fixé dans le mouvement, mais ce n’est que pour poursuivre ce mouvement dans la conscience du spectateur.
Toute la définition qu’il reçoit de la main du peintre n’est accentuée justement que pour le libérer toujours davantage de l’inertie du contexte. Cela vaut aussi bien pour la sculpture le célèbre coup de marteau qu’on fait donner à Michel-Ange sur la tête de son Moïse à peine achevé, s’explique précisément par cette soudaine autonomie acquise par la figuration humaine: « Eh! parle donc, si tu vis! ». Toutefois, le contexte, ou l’environnement, dans le cas de la sculpture, ne jouit pas de cette mobilité : la perspective le fige dans une position fixe — il faudrait pouvoir déplacer le tableau ou la cathédrale, mais cela ne changerait rien à la fixité tridimensionnelle de la cathédrale ou du tableau. Dans le roman, le monde est aussi fixe, et le personnage, mobile. Dans un monde de formes indifférentes, reliées entre elles selon notre choix et selon l’application de notre observation individualisée, nous étions aussi libres que les personnages de nos romans passés.
Nous ne commençons à perdre cette liberté que lorsque le monde, avec les romantiques et surtout les symbolistes, devient un ensemble de signes, lorsque c’est au tour de la nature de nous observer : « La nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles; L’homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l’observent avec des regards familiers ». (Correspondances, Baudelaire) Tant que le dialogue de la nature avec nous se borne à des balbutiements impressionistes, tant que le René de Chateaubriand n’est poursuivi que par des feuilles mortes, nous sommes encore libres. C’est-à-dire, pour ne pas abuser d’un terme excessivement ambigu, nous sommes encore autonomes en tant qu’individus séparés les uns des autres, et de l’environnement, par un pouvoir de décision personnel qui fonde et qui garantit notre identité privée.
Cependant, lorsque l’environnement tout entier se mue en un réseau d’informations, il nous happe et, en nous montrant toujours plus impérieusement des voies que nous n’avons pas suscitées de nous-mêmes, nous y entraîne malgré nous comme les voix des sirènes d’Ulysse. Parce que nous ne sommes pas attachés au mât de notre vaisseau spatial, nous ne pouvons pas y résister: il faut que nous plongions dans la mer des signes voraces — il faut que nous y soyons noyés. Notre seule chance de résister ne réside pas en nous. Ou presque pas: nous pouvons gagner du temps en nous bouchant les oreilles; nous pouvons jusqu’à ce qu’ils n’agissent plus ou bien jusqu’à ce qu’ils nous tuent par leur excès même, nous bourrer de tranquilisants pour refermer cette ouverture de toutes nos pores, pour faire cesser ce terrible et inexplicable flottement qui nous saisit au creux de l’estomac.
Notre vraie chance de résister, c’est que la masse d’informations demeure informe, que son volume même nous garantisse contre une voie unique; qu’elle soit incohérente — en quel cas, tous les signes retrouvent la valeur de simples formes, souples, malléables, soumises à nos fantaisies d’artistes, de philosophes et d’éducateurs. Tant qu’il a de la contradiction, il y a de l’espoir. Pourtant, les conquêtes du Structuralisme, si longtemps reniées par les terreurs de la vieille garde, semblent nous refuser cet espoir: « Dans une situation de surcharge d’information, nous n’avons d’autre voie que la reconnaissance de modèles » (Marshall McLuhan, Counterblast). Si l’art veut demeurer efficace, vivant, il doit brouiller les pistes, ou en découvrir d’entièrement nouvelles. Parce qu’avec un monde de signes cohérents, il n’y a plus d’art, il n’y a plus que des prières et de la magie. Entre la Renaissance et aujourd’hui, les artistes et les savants ne nous ont arrachés au pouvoir du mage que pour nous y remettre.
Ce n’est pas nécessairement plus mal; bien des jeunes révoltés, hurlant contre la pollution, la bureaucratie et les systèmes d’éducation, vous le diront. Faut-il hurler avec la horde parce qu’elle a raison, mais perdre sa conscience privée, individuelle et le goût des musées, ou bien faut-il lutter contre elle, parce que j’ai raison, et attendre avec effroi que la horde nous élimine? Avons-nous le choix? Dans le monde occidental, les prises de position en faveur de l’avortement sur simple demande signalent de pays en pays ce dont le nouveau roman nous instruit depuis vingt ans: que la personne humaine individuelle est morte, absente. L’art s’occupe-t-il de ce problème fondamental? L’art ne prend pas de position morale, même quand il ne s’occupe que de faire de l’argent. Il se peut cependant que l’art redevienne religieux, que de source de plaisir instructif qu’il était au XVIIIe siècle, il devienne un instrument de survie totale.
Cependant, lorsque l’art s’intègre aussi étroitement aux conditions mêmes de notre réalité quotidienne, lorsque notre attention s’éloigne de l’objet pour se concentrer sur le signe, lorsque ce dernier nous arrache, pour ainsi dire, notre jugement au lieu de l’inviter, l’art nous dépouille de tout ce qui fait notre moi interne et personnel. L’art se retourne contre ses adorateurs et les envoie adorer ailleurs. Nous nous remettrons à construire des cathédrales anonymes. Et nous ferons des niches à saint Voltaire, nous demandant avec beaucoup d’émerveillement confus quel était ce demi-dieu qui nous parlait de liberté. Oui, sans doute, le rôle de l’art aujourd’hui est-il crucial, ne serait-ce que pour nous envoyer sur les traces d’une liberté nouvelle.
Traduction anglaise
Les images et le texte ont été reproduits du numéro 72 – Automne 1973, p. 19-23