Musée national des beaux-arts du Québec. Lumières sur la collection nationale
Les visiteurs qui se pressent pour découvrir le redéploiement de la collection permanente du Musée national des beaux-arts du Québec sont d’entrée de jeu saisis, sans savoir pourquoi. On s’arrête avant même l’arrivée aux salles de l’exposition 350 ans de pratiques artistiques du Québec. La collection occupe désormais cinq des sept salles du pavillon Gérard-Morisset, prenant pour point de départ historique la Nouvelle-France. Les 700 œuvres aujourd’hui exposées regroupent peintures et sculptures, jouxtant des pièces d’orfèvrerie superbes, de mobilier et d’arts graphiques et photographiques qui élargissent le champ de la créativité. Parmi ces pièces, 400 sont nouvellement sorties des réserves, ajoutées aux pièces connues souvent exposées et reproduites, augmentant ainsi le nombre des artistes reconnus – plus de 250 –, qui seront ainsi moins méconnus. La surprise vient du fait que le « vieux » bâtiment de 1933 demeure tel quel, métamorphosé cependant par l’afflux de lumière extérieure. Des pans de murs ont été abolis, remplacés par de grands panneaux de verre, ouverts aux variations du jour boréal sur le paysage urbain. Plus qu’un modeste « redéploiement », il y a transformation sur le plan architectural et dans l’approche muséologique. Le lien visuel avec le pavillon Pierre Lassonde et l’église Saint-Dominique, visibles depuis un confortable salon aménagé pour la consultation des catalogues, est particulièrement réussi. Le concept général privilégie une approche décloisonnée qui déborde des sentiers battus de l’histoire de l’art : une ouverture sur la simultanéité des courants artistiques, qui s’entrecroisent au lieu de suivre linéairement une chronologie artificiellement découpée dans chaque discipline.
Consacrée à l’émergence de la modernité au cours de la première moitié du 20e siècle, la salle 4, sur laquelle j’ai concentré mon attention, est remarquable par la mise en espace de tableaux, d’objets, de dessins, de photographies et de documents dans des vitrines dont certaines s’éclairent à l’approche du regardant. De l’impeccable blancheur des murs et de la transparence lumineuse des stèles en suspension, des parois et des vitrines qui reposent sur des pattes quasi invisibles, émane une impression de légèreté flottante, malgré le nombre d’œuvres, qui s’avoisinent sans s’occulter. Une ingénieuse structuration de l’espace, selon des diagonales, permet la vision à distance, avec recul. L’approche de la salle 4 se distingue de celle, frontale, qui caractérise plus classiquement les autres salles : « Ce sont deux perspectives transversales qui organisent la salle en zones distinctes, mais communicantes, car les artistes sont nombreux à se voir représentés dans plusieurs sections. […] La déambulation se veut libre à la manière d’une dérive entre rues et espaces intérieurs1. » Sans souci de catégorie ou de chronologie des œuvres (quitte à y revenir pour un second parcours), le regardant se laisse attirer où va son plaisir, par telle juxtaposition inhabituelle, telle harmonie ou discordance de l’accrochage, telle œuvre inconnue, ou cette autre qui, « tel[s] les sorciers et les magnétiseurs, projette sa pensée à distance2 ». Un spectacle dans le spectacle consiste, assis sur un banc, à regarder le cheminement des arrivants dans la salle…
Une balade aléatoire
La section dévolue au portrait captive le visiteur, le regard du modèle (direct, baissé, de biais, etc.) étant toujours sémiotiquement un point fort de l’image. Sur une cimaise ajoutée en diagonale, un alignement juxtapose à des portraits célèbres de Lilias Newton, Alfred Pellan et Jori Smith, l’Autoportrait au chat de Mimi Parent, presque naïf. On regrette l’absence de la vraie naïve de Charlevoix, Simone Mary Bouchard. Dans les années 1940, on exposait ses œuvres avec celles des artistes modernes. Solide, au contour nettement découpé sur fond de bleu turquoise intense, Paul, Trappeur (vers 1929), par Edwin Holgate, côtoie le portrait tout en délicatesse diaphane du père Couturier, peint par Louise Gadbois (1941). Ces deux artistes, bien que différents de style, ont été maître et élève, ce par quoi leur rapprochement se justifie. Un grand tableau de Suzanne Duquet intrigue : Groupe (1941) rassemble trois femmes assises, oisives, modèles en tenue d’intérieur, et elle-même, debout au chevalet, palette en main, d‘allure très masculine par ses mains, son visage, son costume. Il y a là une dénonciation du rôle dévolu à la femme à l’époque, selon l’idée dominante que l’artiste ne peut être que mâle et viril : la critique des années 1940 en témoigne abondamment. Il n’empêche que le nombre de femmes peintres augmente, comme le prouve le Groupe du Beaver Hall où les hommes sont minoritaires. Randolph Hewton, l’un des deux fondateurs du groupe avec Holgate, signe vers 1929 un « morceau de peinture », Rêverie, d’un coloris admirable. De la Société d’art contemporain fondée par John Lyman, Marian Scott se distingue dès 1939 par son Crocus semi-abstrait, accroché dans une reconstitution d’aménagement intérieur art déco avec coiffeuse et pouf (Robert Blatter, 1930), et torchère d’Omer Parent. Plus tardive, La Fontaine Aréthuse (1957) d’Albert Dumouchel offre un bon voisinage, tout en courbes, en contraste voulu avec Ville (1948) de Fritz Brandtner – artiste encore trop méconnu –, abstraction géométrique aux lignes droites et aux volumes verticaux.
Comme le portrait, la nature morte et le paysage sont des descendants de la « grande peinture » à sujets historiques ou religieux des siècles précédents. Grâce aux « vies tranquilles » (expression qui serait la traduction littérale du terme stilleven en néerlandais, still lifes en anglais), la déambulation ménage des pauses visuelles qui rendent hommage à la liberté d’improvisation des artistes, à l’audace de leur expérimentation. Des natures mortes distantes dans l’accrochage se rapprochent par leur structuration et leur palette colorée. La gouache de Paul-Émile Borduas, Abstraction 37 (1942), décalque abstraitement les contours d’un plat de fruits sur une table avec nappe, sujet figuratif également traité par Simone Aubry-Beaulieu en 1946. La Nature morte à la bouteille et aux cerises de Paul-Vanier Beaulieu (1951) est plus plasticienne et fait regretter l’absence d’une gouache abstraite de son frère, le peintre Louis Jaque. Des griottes sont jetées parmi les Fleurs et dominos (1940) de la composition synthétique de Pellan, matissien et cubiste à son retour de France. Il se réapproprie son pays par de joyeux clichés de vacances dans le Village de la Petite-Rivière- Saint-François (1941). Les paysages permettent une véritable promenade en nature ou dans la ville, plus rarement à la mer, par exemple à Percé avec Rita Mount (vers 1923), une huile aux transparences lumineuses d’aquarelle, ou encore dans le Paysage de Charlevoix de Jean Paul Lemieux (1935). Ce coin lumineux de l’exposition, avec ses cadres d’époque, où l’air circule, fait face aux scènes urbaines verticales d’Adrien Hébert.
Les 700 œuvres aujourd’hui exposées regroupent peintures et sculptures, jouxtant des pièces d’orfèvrerie superbes, de mobilier et d’arts graphiques et photographiques qui élargissent le champ de la créativité.
Libérer
Célébrée trois jours avant la réouverture du Musée, la commémoration de l’armistice de 1918 rappelait à notre mémoire le contexte historique de cette première moitié du 20e siècle : deux guerres mondiales et le temps d’une paix fissuré par la crise économique des années 1930 et la montée de l’hitlérisme. Si les artistes partis faire leur « grand tour » en Europe rentrent au pays dès le début des conflits, les Européens traversent l’Atlantique et contribuent à l’écroulement des vieux décors entretenus par les académies et les institutions. Brandtner a quitté l’Allemagne à la fin des années 1920. « Sa connaissance étendue des mouvements avant-gardistes européens fait rapidement de lui un passeur d’art moderne dans son réseau. […] Pacifiste et socialement engagé, il prend régulièrement pour sujet le travail des ouvriers qui fabriquent armes et munitions, en plus de peindre l’inquiétude et l’horreur3 » qu’il connaît intimement depuis 1914-1918. Il les exprime dans ses xylographies de style expressionniste allemand (Guerre, 1942), comme Ernst Neumann dans ses lithographies (Chômeur no 4, 1933). Les peintres juifs de Montréal4 ont toutes raisons de traduire l’angoisse qui domine les années de guerre. Dans la peinture allégorique Front intérieur (1940), Harry Mayerovitch s’interroge sur la pertinence de l’art dans un monde à feu et à sang, sur le rôle des revendications exprimées dans les manifestes, rôle apparemment dérisoire dans un tel contexte, sur leur valeur quand tout est démoli, anéanti, pulvérisé.
À de tels doutes existentiels, Marie-Alain Couturier répond : liberté, espérance, lutte. Si « Revendiquer » devient le mot d’ordre choisi pour caractériser la période (après « Croire », « Devenir », « Ressentir », « Imaginer », appliqués aux périodes antérieures), « Libérer » aurait été plus englobant sur tous les plans : libération des peuples opprimés, des artistes sous la férule académique, des femmes sous le joug paternaliste. Il faut avoir l’âme chevillée au corps pour lutter comme le père Couturier l’a fait pendant les quatre années que dure son exil en Amérique au cours de la Seconde Guerre mondiale, par prédilection au « Canada français ». Il nous laisse le monumental témoignage de son espérance avec cette Pentecôte (1944) qui nous attire irrésistiblement vers le fond de la salle 4. Le tableau restauré, peint originellement dans le chapitre du monastère des Dominicains qui fait place aujourd’hui au Pavillon Pierre Lassonde du Musée, est une complète découverte pour le public. Commencée aux premiers jours d’avril et terminée vraisemblablement en juillet 1944, La Pentecôte se présentait, avant sa restauration, dans un long format horizontal de 152 cm sur 397 cm, divisé en deux parties quasi égales, selon un axe vertical habité par la Vierge assise au milieu de douze figures (parmi lesquelles une seconde femme). L‘interprétation de Couturier reste ici fidèle aux textes des Évangiles et à la tradition chrétienne, et est traitée sous le signe du Greco revisité par le cubisme. L’artiste gomme les courbes et accentue les plis, soulignant les volumes anguleux qui confèrent aux apôtres la spatialité quasi sculpturale de statues assises sur un socle cubique. La partie centrale présente des accords de couleurs très hardis, dans la juxtaposition du bleu de Prusse et du rose intense, de l’orangé et du magenta auréolés de jaunes et de rouges, avec des blancs très crus. La remarque formulée en juillet 1929, dans une lettre à monseigneur Maurault par le jeune Paul-Émile Borduas, quand il rencontre Couturier sur le chantier de Chaillon en France, revient en mémoire : « Ce n’est pas la composition qui me plaît le plus, c’est l’harmonie des couleurs et son dessin5 ». La composition triangulaire et en trios révèle la Trinité dans la présence de l’Esprit, par les flammèches et le vent violent qui frappent l’assistance de stupeur. Ces manifestations surnaturelles ont lieu à la Pentecôte, c’est-à-dire cinquante jours après Pâques.
Une notice de 1996 explique les circonstances du don de cette œuvre majeure aux Dominicains de Québec : « Cette peinture du Fr. M.-A. Couturier, o.p., nous fut offerte par son Exc. Mgr. Réginald Duprat, o.p., en 1944. À l’origine cette peinture était marouflée dans l’ancienne salle du chapitre, qui, à l’époque [allait] jusqu’au mur de la sacristie actuelle. » Une indication manuscrite en marge signale que Madeleine Pratte, de Québec, a posé pour le personnage de Marie. Il est heureux que cette œuvre ait trouvé sa place au Musée national des beaux-arts du Québec, parmi des sculptures religieuses épurées et modernes comme les voulait le père Couturier, entre un tableau de Borduas et des œuvres d’Ozias Leduc, portes de retable suspendues à un panneau de verre et dessins précieusement exposés en vitrine. Aussi vertical que Pentecôte est horizontal, le Saint Jean de Dieu de Jean Dallaire (1950) est une peinture en trompe-l’œil de tapisserie (on pense à Jean Lurçat) qui éclaire de l’intérieur et perce le mur comme une veduta. Cette section remarquable montre que la spiritualité et l’art sacré renouvelé peuvent intégrer les préoccupations esthétiques de l’art moderne, jusqu’à l’abstraction, ce que Couturier découvre à Montréal6.
Dans son introduction au magazine- catalogue d’exposition, la commissaire Anne- Marie Bouchard pose avec impatience la question essentielle : « Sommes-nous condamnés à réécrire sans cesse la même Histoire ? » Qu’elle se rassure : plus qu’un simple réaménagement de la collection, son travail de quatre années produit une exposition qui nous sort des sentiers battus, rafraîchit le regard de perspectives éclairantes, et renoue intelligemment avec le plaisir de l’art.
(1) Anne-Marie Bouchard, 350 ans de pratiques artistiques au Québec (magazine-catalogue d’exposition), Québec : Musée national des beaux-arts du Québec, 2018, p. 43.
(2) Charles Baudelaire, à propos de l’œuvre d’Eugène Delacroix.
(3) Anne-Marie Bouchard, « Fritz Brandtner », op cit., p. 50.
(4) Maurice Gagnon, en 1941, alors que l’antisémitisme fait rage, regroupe ces artistes dans une catégorie spécifique, ce qui indigne Marie-Alain Couturier. Cette distinction perdure aujourd’hui.
(5) Paul-Émile Borduas, lettre du 17 juillet 1929 à monseigneur Olivier Maurault, dans Écrits II, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1997, p. 118.
(6) Voir aussi Monique Brunet-Weinmann, « Le père Marie-Alain Couturier », dans Anne-Marie Bouchard, op. cit., p. 51, et son livre Le Souffle et la flamme : Marie-Alain Couturier au Canada et ses lettres à Louise Gadbois, Québec, Septentrion, 2016.