Nomination d’Eunice Bélidor au Musée des beaux-arts de Montréal
La période contemporaine se décline au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) en deux collections : d’abord l’art international, puis l’art québécois et canadien qui comprend aussi les arts inuit et autochtone. Bien que le musée ne soit pas réservé à l’art contemporain et qu’il fonctionne sous le modèle d’un musée encyclopédique, la création en 2016 de la Chaire Gail et Stephen A. Jarislowsky marque un tournant. La collection d’art québécois et canadien bénéficie depuis de l’expertise d’une conservatrice ou d’un conservateur consacré spécifiquement à la période après 1945, renforçant ainsi la proximité que le musée peut entretenir avec l’époque qui est la nôtre. Eunice Bélidor est la nouvelle titulaire de cette prestigieuse chaire, conservatrice de l’art québécois et canadien contemporain (1945 à aujourd’hui). Nous l’avons rencontrée pour discuter de sa vision.
Jade Boivin — Formée en histoire de l’art et en études curatoriales, vous êtes assez connue du milieu artistique québécois en tant que commissaire indépendante, critique et auteure. Qu’est-ce qui vous a menée vers l’art initialement ?
Eunice Bélidor — J’aime qu’on me pose cette question, car j’ai un parcours que je définis comme atypique. Ce qui m’intéressait au départ, c’était d’œuvrer dans le domaine de la mode. Je lisais beaucoup de magazines. J’avais remarqué que des stylistes qui y travaillaient avaient une formation en histoire de l’art, et ça m’intriguait. Quand j’ai commencé ma maîtrise dans ce domaine, je me suis orientée davantage vers la recherche,
car je voulais aussi développer une pratique curatoriale. Depuis, j’ai mis tous mes œufs dans ce panier, et c’est ce qui m’a menée à faire ce que
je fais maintenant.
Vous étiez directrice de la Galerie FOFA à l’Université Concordia depuis 2019, et avant vous faisiez partie de l’équipe du centre d’artistes articule. Ces expériences transparaîtront-elles dans votre rôle en tant que conservatrice en art contemporain ?
Le musée est pour moi l’institution mère de toutes les petites institutions. Les personnes qui travaillent dans les centres culturels, les centres d’artistes ou les maisons de la culture dirigent les artistes vers ce but ultime : que l’une de leurs œuvres puisse être exposée dans un musée. J’aimerais amener les pensées propres à chaque organisme et explorer leur concrétisation ici. Un centre d’artistes, par exemple, c’est l’endroit parfait pour l’émergence. C’est important à mes yeux que le MBAM soit un endroit accessible, et que les artistes dont je suis le travail depuis leurs débuts puissent éventuellement être représentés ici. C’est possible de perdurer. Un artiste n’est pas condamné à rester éternellement « émergent » : il y a une trajectoire possible vers le musée.
En tant que conservatrice, je souhaite également que la collection d’art québécois et canadien puisse incarner le Canada contemporain tout en présentant les artistes les plus emblématiques du Québec. Nous sommes à l’affût des grands maîtres lorsque nous voyageons. À Amsterdam, par exemple, nous nous devons d’aller voir Rembrandt. J’aimerais que celles et ceux qui viennent à Montréal aient ce même désir envers Molinari ou Tousignant. Je veux que le musée puisse faire reconnaître nos maîtres, et que l’on soit en mesure, en tant que société, de savoir quels artistes contemporains et historiques représentent notre pays sur la scène internationale. J’aimerais que le musée devienne cette plaque tournante pour la reconnaissance des artistes québécois et canadiens.
Votre poste cible spécifiquement la période après 1945, soit à partir de la modernité artistique. Quels narratifs sur l’avènement de cette modernité au Québec et au Canada voulez-vous construire ?
Les collections sont créées en fonction de la manière dont on se perçoit comme société, du patrimoine que l’on veut préserver. Nos perceptions évoluent dans le temps, et l’art est le meilleur moyen d’en exprimer les changements. J’aimerais qu’on cesse de percevoir le Canada comme un territoire vierge et peu peuplé. Cette idée préconçue habite notre imaginaire collectif, tout comme l’idée que les Québécois sont des rebelles. Il y a plusieurs œuvres de la collection que je souhaite mettre en lumière, pour relever les faits historiques, mais aussi pour donner une autre lecture d’œuvres connues en croisant les perspectives. Si on regarde avec une perspective féministe une œuvre à caractère environnemental, signifie-t elle la même chose ? En faisant une relecture historique, en intégrant les personnes autochtones qui ont été évacuées des récits officiels, en restituant les contextes, la révolution industrielle par exemple, nous pourrons créer d’autres récits narratifs et sortir de l’idée tenace que l’art canadien n’est qu’un art de paysage.
Mes collègues au MBAM ont amorcé avant mon arrivée un travail autour des enjeux de la diversité. Comme conservatrice, je cherche à faire dialoguer les œuvres de la collection pour ouvrir le champ des connaissances et juxtaposer les discours.
Pensez-vous que l’art contemporain dans un contexte de musée encyclopédique peut servir à la recherche ?
Oui, absolument. L’art contemporain est tributaire des époques qui le précèdent. Il peut répondre à des objets ou des œuvres plus anciennes ou les réactualiser. C’est aussi ce que font les artistes qui ont des pratiques innovantes : ils se positionnent historiquement et se nourrissent de leur environnement pour trouver ce qui est manquant ou absent. C’est en partie pour cela que les artistes contemporains créent. Les musées se doivent de présenter leur travail et ce qu’ils cherchent à mettre en contexte. Dans un musée encyclopédique comme le MBAM, il est possible de travailler avec des objets plus anciens, considérés souvent comme « inanimés » et de les contextualiser avec des œuvres contemporaines.
Vous avez démontré un intérêt dans vos récentes expositions pour les questions entourant l’identité, la codification des corps noirs et la surveillance à l’ère d’Internet. Est-ce qu’on peut s’attendre à une attention particulière aux formes hybrides d’art (art numérique, time-based media, performance, arts vivants, etc.) pour l’avenir de la collection ?
Certainement. Il y a une part importante de l’art contemporain qui est consacrée à l’exploration du numérique. Par exemple, Ne dis à personne ce qu’on fait quand je me sens seul.e (2021) – exposition que j’ai réalisée avec le Musée d’art contemporain de Montréal – était une réponse indirecte à la pandémie et une réflexion sur l’usage accru des outils technologiques. J’aimerais continuer dans cette voie et mettre les œuvres numériques en dialogue avec d’autres types d’objets. Mon rôle comme commissaire est d’amplifier la portée des idées des artistes en les présentant au public. Bien qu’il soit possible de concrétiser de nouvelles idées sur des supports numériques, la conservation des œuvres demeure un enjeu, tout comme la rémunération des artistes.
Quels thèmes pressentez-vous comme étant porteurs pour l’avenir de l’art contemporain ou actuel, et pour le renouveau artistique ?
Je travaille en ce moment sur un projet que je chéris et que j’ai initié à la Galerie FOFA autour de la correspondance et de l’envoi de lettres comme plateforme de réflexion. Je m’intéresse à ce qui se passe à travers l’écriture, l’expédition d’une lettre, puis l’attente de sa réception. J’ai invité des artistes à m’écrire, à exprimer leurs doutes et leurs craintes au sujet du milieu artistique au début de la pandémie, et à imaginer un futur post-COVID-19, car tout est possible. Le rythme de l’échange épistolaire est lent. Il confère davantage d’espace que d’autres modes de communication pour nourrir et laisser émerger des idées. C’est quelque chose qui, je crois, fera un retour tout comme le fait main.
Plusieurs artistes que j’ai rencontrés en 2020-2021 se sont mis à utiliser un métier à tisser. Je me rappelle qu’à l’école du Bauhaus, on apprenait aux femmes la tapisserie plutôt que l’architecture. J’aimerais comprendre la résurgence d’outils traditionnellement féminins, dans la perspective d’artistes féministes. Beaucoup d’entre elles travaillent autour de la matière. Il y a un retour à l’expressionnisme abstrait, où le médium est l’œuvre. C’est un phénomène intéressant à étudier. Je me demande s’il y aura un retour du balancier ensuite.
Une hypothèse ?
Il y a certainement une relation qui se développe avec l’objet, que les artistes identifient peut-être comme quelque chose qui vaut la peine d’être développé, et qui peut être unique à leur perception et à leur relation avec la matérialité. Maintenant que la question de l’identité est déjà bien incarnée en arts et qu’il faut arriver à se démarquer dans un milieu ultra compétitif : que reste-t-il ?