Les nouveaux musées du Golfe se dressent comme les emblèmes d’un patrimoine culturel réhabilité et valorisé, mais aussi comme des centres de rayonnement des œuvres et des artistes contemporains. Encore n’est-ce qu’un début.

Saadiyat était un banc de sable ; il a été transformé en une île couverte de musées. On y trouve, occupant 32 000 mètres carrés, le plus grand musée du monde : Guggenheim somptueux dessiné par Frank Gehry, sa structure imite les cristaux des formations rocheuses qui hérissent le désert. Plus loin dans l’île, imaginé par Jean Nouvel, s’impose le Louvre Abou Dhabi, un dôme immense qui filtre la lumière comme un éventail de palmes. Pour s’approprier le seul nom de Louvre, le cheik Nayan aurait payé au gouvernement français plus de 500 millions de dollars auxquels s’ajoutent le coût des milliers de tableaux prêtés pour une vingtaine d’années et les frais de construction de l’édifice. Se profilent encore un musée maritime conçu par Tadeo Ando, un théâtre par Zaha Hadid, un musée national par Lord Norman Foster… Certes, pour l’instant, tous ces établissements sont en chantier, ou encore à l’état de projets, voire d’accords entre gouvernements. Cependant, dès 2013, Saadiyat deviendra une réalité, balayant le scepticisme d’une certaine partie de l’establishment muséal.

Naturellement, cette effervescence culturelle, nourrie par l’or noir, rayonne dans tout le Moyen-Orient et même au-delà. À Dubaï, depuis deux ans à peine, une trentaine de galeries d’art contemporain occupent le quartier industriel d’Al Qoz, ainsi que le centre financier. La Biennale de Venise accueille cette année, pour la première fois, un pavillon des Émirats arabes unis, et, pour la deuxième fois, un pavillon de l’Arabie saoudite.

Une architecture de la démesure

Sur une corniche fleurie arrosée par une quantité d’eau dessalée à faire pâlir plus d’un « vert », deux musées sont déjà ouverts : le Musée d’art islamique et le Mathaf, le Musée d’art moderne et contemporain arabe. Inaugurés respec­tivement en décembre 2010 et en novembre 2008, ces deux musées se présentent comme l’esquisse d’une nouvelle conception de la civilisation et témoignent de l’émergence d’une nouvelle élite propre aux pays du Golfe. L’émir Hamad ben Khalif Al Thani et sa charmante fille, la cheikha Mayassa Al Thani, diplômée de Duke University et de Sciences Po Paris, en sont les visionnaires.

Le Musée d’art islamique (MIA) est à deux pas de l’aéroport. On y accède par un pont en shamisen, une pierre couleur de miel importée de France. De là, on voit ces dhows, ou boutres en bois, qui passent et repassent, chargés de marchandises, comme au temps de la route de l’encens. L’édifice lui-même se situe sur une île de soixante mètres de long, reprise sur la mer.

Un escalier en forme de cœur monte vers le dôme percé par une toute petite fenêtre ovale qui inonde la salle de lumière. Le dôme est formé d’éléments géométriques rappelant ceux de la structure médiévale de la mosquée Ibn Tulun du Caire. En contrebas, une fenêtre de quarante-cinq mètres de haut offre une vue incomparable sur la mer. Une fontaine, en forme d’étoile à huit branches, roucoule. Il faut dire que le génie de l’architecte I.M. Pei (l’homme de la pyramide du Louvre) s’est employé à marier la simplicité de l’Extrême-Orient à la richesse géométrique et spirituelle du Moyen-Orient. De ce croisement émane une immense paix, compa­rable à celle d’un monastère.

Le musée grouille de femmes voilées et d’hommes enturbannés en robes blanches, parmi lesquels se mêlent des Européens éblouis. Corans, calligraphies, porcelaines provenant des civilisations perse, ottomane et moghole… les cabinets regorgent de trésors.

Le plus petit Coran du monde se trouve face à une page du plus grand Coran du monde, du scribe Omar El Aqta, propriété du chef turco-mongol Timour dit le boiteux (1336-1405). Colliers de spinelles ou d’émeraudes gravées de talismans sont tirés de la collection personnelle de l’empereur Shâh Jahân (1592-1666) qui, dans un moment d’exaltation et de deuil pour sa femme bien-aimée, imagina le Taj Majal. L’édit calligraphié par Soliman le Magnifique par lequel il donne à sa petite-fille une villa sur la mer de Marmara, l’échiquier de Timour, le certificat de Hajj de sept mètres de long décoré pour un noble de passage à La Mecque… Tant de merveilles laissent songeur.

Dans le parc de stationnement du musée et dans les jardins, l’exposition d’art contemporain arabe Told, Untold and Retold surprend par son avant-gardisme. L’artiste libanais Jeffar Khaldi évoque en quelques toiles la vie à Beyrouth, le cinéaste Youssuf Nabil raconte une histoire d’amour sur un mode décadent, Adel Abidin met en scène une chanteuse langoureuse… L’exposition, dont le commissariat est assuré par les conservateurs du Mathaf, rivalise certainement avec celles que proposent les meilleurs centres artistiques de Pékin, Moscou ou Berlin.

Le MIA dispose d’une fenêtre de cinq étages offrant une vue incomparable sur le Golfe et la baie de Doha. Courtoisie du Musée.

Valoriser les arts moderne et contemporain arabes

Le deuxième musée du Qatar attend toujours son architecte. Pour l’instant, le Mathaf se contente d’occuper une ancienne école convertie en musée par l’architecte Jean-François Bodin ; quelques dizaines de kilomètres la séparent de la corniche qu’assiège un ensemble de chantiers gigantesques où l’on peut deviner un stade, des universités et des théâtres.

À travers un nuage de sable émerge l’école, semblable à une casbah ancienne. Sa première œuvre est une des plus belles, Al Safina, l’arche d’Adam Henein, sculpture de vingt mètres de long, composée de 64 blocs de granit rose et noir. Des hiboux, des hippopotames, des faucons, des palmiers aux formes sensuelles et douces peuplent le bateau en pierre réalisé sur commande dans les carrières d’Aswan. Les portraits de l’émir et de son épouse, la divine cheikha Moza, peints par l’artiste chinois Yan Pei Ming, qui flanquent l’entrée, en honorent les mécènes. C’est peut-être ce qui ressort le plus dans ce musée naissant, riche déjà de six mille pièces : la volonté de promouvoir l’art et de le financer à grande échelle. À Doha, Dia Al Azzawi, peintre en exil originaire de Bagdad, bénéficie d’une résidence artistique et de largesses étatiques sans précédent. Il n’est certes pas le seul. La bibliothèque du musée est richement pourvue de films, de livres et de documents concernant les collections.

L’art moderne et l’art contemporain arabes n’ont, jusqu’à aujourd’hui, jamais été valorisés dans un musée. La jeune directrice du Mathaf, Wassan Al Khudairi, explique que son mandat consiste à éduquer à la fois les jeunes et les artistes de la région, car ils n’ont jamais eu accès à l’histoire de l’art pan­arabique. « L’art arabe transcende les catégories de l’art occidental. On n’a pas d’abstraction pure, notre abstraction comporte toujours des éléments figu­ratifs. Les thèmes de l’art, aussi, sont différents : le pay­sage, la spiritua­lité… », déclare Maryam Helmy, commissaire adjointe du musée, d’origine égyptienne.

Les œuvres du Mathaf forment un remarquable contraste par rapport à la collection du MIA. Ici, les formes et la représentation supplantent le spirituel et le sous- entendu de l’Islam. La première exposition du musée, Sajjil – qui veut dire l’acte de noter (ou Qui sommes nous ?), – énonce la volonté de définir l’art du Moyen-Orient. Regroupant les pièces en différentes sections (Portrait, Abstraction, Mythologie, etc.), elle propose une succession d’œuvres issues de la collection permanente ou provenant de collections occidentales (comme l’Institut du monde arabe de Paris ou le British Museum de Londres). Saaed Shakir, Ismael Fattah, Madiha Umar, Hamid Nada, que de noms perdus et retrouvés dans les annales artistiques du monde ! Les tambours en peau de bouc de Farid Belkalia, les calligraphies en indigo de Rashid Koraichi, les nus surréalistes de Ramsis Younan, la Cène de Fateh El Moudarrès constituent de rafraîchissants contrepoints et d’heureux présages de la vitalité des artistes et des institutions qui désormais valorisent la culture et la créativité du Moyen-Orient. À cet égard, le Qatar s’érige comme un modèle à suivre. l