Provoquer les ravissements, encourager les résistances : se laisser déstabiliser par le Mois Multi 2019
Avec une programmation aussi foisonnante que celle du Mois Multi, il est facile d’être déstabilisé par la panoplie de spectacles, conférences, ateliers et installations. Je m’en suis donc remis à l’avis des commissaires pour faire mes choix dans cette édition anniversaire.
Pour sa vingtième édition, l’événement de la ville de Québec, qui met de l’avant des pratiques technologiques multidisciplinaires, a été pris en charge par trois commissaires, qui assureront aussi les deux prochaines moutures. Trois années toutes nommées « Résistances et Ravissements ». Le trio s’est partagé les sections de la programmation : Émile Beauchemin a pris en charge la section Spectacles, Jeanne Couture la section Installations et Laurence P. Lafaille la section Écoles/Enfants. Six mains et trois cerveaux pour coordonner des projets éclectiques, voire marginaux.
J’ai invité chaque commissaire à me présenter une production déstabilisante de leur programmation. Ces trois expériences provoqueront-elles du ravissement ou de la résistance ?
Les limites réelles et virtuelles de l’ingéniosité humaine
Laurence P. Lafaille me suggère le spectacle Ersatz, une pièce presque muette présentée par Julien Mellano (membre du collectif français AÏE AÏE AÏE). D’après la commissaire, Mellano, seul interprète, arrive à créer une pièce « entre la farce comique et la farce dérangeante […] d’un ton humoristique acide ». Loin d’être « moraliste ou cynique », Ersatz présente le futur hypothétique des objets technologiques avec lesquels nous partageons notre quotidien. À quoi ressemblera l’humanité lorsque le disque dur le plus performant de 2019 deviendra un « artéfact » ?
Le spectacle s’amorce avec le réveil d’un homme du futur attablé à une surface lumineuse inclinée qu’il ne quittera jamais, du moins physiquement. Lorsque ses paupières s’animent tranquillement, elles se froissent avec fracas dans les haut-parleurs. Est-il humain ? Même la peau de son visage semble craquée comme une pellicule de plastique. Fascinant et perturbant d’abord, on comprendra que c’est grâce à une habile utilisation d’un micro que Mellano produit ces bruitages organiques. Réveillé, l’humanoïde muet bricole des casques de réalité virtuelle avec du carton aimanté. Les morceaux se fixent comme par magie. Lorsqu’il s’immerge à l’intérieur d’univers numériques, aucune image n’est retransmise au public qui doit se fier uniquement aux environnements sonores détaillés.
Essentiellement humoristique et contemplatif au début, le ton du spectacle change brusquement alors que la violence éclate lors de l’une des immersions virtuelles du personnage. L’homme reste impassible, même s’il est à l’origine de cette cruauté gratuite. Encore une fois, le décor sonore est conçu avec une justesse impressionnante. L’assistance se sent agressée par les sons évoquant la détresse humaine. Il serait facile d’y voir une critique de notre dépendance à la technologie, mais elle serait hâtive (l’histoire de chaque civilisation est intrinsèquement liée aux outils qu’elle utilise !). Comme le dit Laurence P. Lafaille, ce n’est pas une histoire « moraliste ». En provoquant un certain émerveillement, notamment par la qualité de l’écriture dramatique et scénographique de Mellano, ce spectacle expose l’enchevêtrement complexe des connexions qui unissent l’humanité aux dispositifs qu’elle produit.
Impressions d’un paysage maritime
C’est Phonographie maritime, spectacle conçu et présenté par la Chaire de recherche en dramaturgie sonore au théâtre1, que suggère Émile Beauchemin, le quatrième « tableau » d’une série dont chaque mouture est « issue d’un long processus de gestation ». D’ailleurs, le résultat final n’avait pas encore été vu par le commissaire au moment de notre rencontre. Chaque partie de cette série, commencée en 2016, débute de la même manière : un nouveau lieu à découvrir pour le collectif qui, aidé de complices locaux, récolte des fragments sonores, visuels et mémoriels. Pour ce nouveau « documentaire performatif impressionniste », les membres dépeignent leur expérience de Saint-Nazaire, une ville portuaire française.
Au centre du Studio d’essai2 se dresse une tour de bois qui rappelle une bouée avec sa lanterne fixée au sommet. Sur les murs sont projetés plusieurs paysages maritimes industrialisés. Sans préavis, le spectacle débute et l’on doit s’adapter aux déplacements des performeurs qui s’insèrent sans gêne entre les spectateurs. L’une des performeuses, transportée par ses compères, décrit ce qu’elle voit dans un casque de réalité virtuelle. Elle est dans un autre Saint-Nazaire que celui projeté dans le Studio; s’amorce alors un jeu de déformation constant entre les images et le texte.
Phonographie maritime entraîne l’assistance dans l’état d’hypersensibilité du voyageur, dans ces moments où tout peut provoquer l’étonnement, même des éléments aussi communs que des friches ou des quartiers industriels. À un moment, l’un des performeurs manipule un bloc d’argile humide qui reproduit avec justesse les bruits de succion si particuliers d’une promenade le long d’une grève vaseuse. Un paysage sonore si réel et si étrange pour une salle de béton.
Les tableaux se succèdent sans ordre apparent, créant un chaos de sensations et d’émotions qui nous fait passer d’une désorientation intense à la contemplation. La finale représente bien cette dualité alors que la poésie innue d’Édouard Germain est accompagnée par des plans rapprochés d’herbes hautes, aux couleurs saturées bougeant tranquillement au vent. Ce collectif est arrivé à créer une atmosphère unique et parfois exigeante. J’en suis sorti déstabilisé, mais étrangement apaisé.
J’ai invité chaque commissaire à me présenter une production déstabilisante de leur programmation. Ces trois expériences provoqueront-elles du ravissement ou de la résistance ?
Stimuler la frustration
Ce que me propose Jeanne Couture est la section consacrée aux jeux vidéo expérimentaux québécois. Elle désirait absolument inclure ce médium si important dans le rayonnement international du Québec, mais pratiquement absent du monde des arts visuels. Un défi double puisqu’elle n’est pas une joueuse et qu’il est bien difficile de contacter ces « artisans du jeu vidéo », dont la présence publique, hors de la plateforme Twitch, est pratiquement nulle. Cette portion de la programmation réunit une variété impressionnante de projets qui proposent de courtes expériences ludiques marginales. Des six « essais vidéo », deux m’ont particulièrement ravi.
Dans Émile et moi, Philippe Grenon transforme l’écriture poétique en un jeu de plateforme. Les poèmes se réalisent simplement en sautant d’un mot à un autre, les choix provenant d’une banque de deux cents poèmes québécois. Un amusant mélange d’aptitudes et de hasard, proche de l’écriture automatique. Voilà une œuvre qui pourrait avoir une perspective pédagogique intéressante. Pour terminer sa création lyrique, il faut lancer l’avatar dans le vide de l’écran ou dans la marge de la page. Les vers produits sont publiés sur le compte Twitter @EmileEtMoi, qui prend les allures d’un recueil poétique collectif en constante réactualisation.
Au lieu de la liberté de l’écriture, le projet So is this d’Alvaro Salvagno impose une épreuve de patience pour la lecture de chaque phrase. S’inspirant du film de Michael Snow du même nom, Salvagno invite le participant dans une lente plongée conceptuelle mettant en valeur le potentiel interactif du langage à l’ère numérique. Chaque mot et chaque signe de ponctuation doivent être cliqués pour révéler le prochain élément de la phrase. D’une simplicité redoutable, qui accentue la frustration. Impossible de faire défiler le texte. Rivé à l’écran, le participant est seul avec les mots que lui lit sa voix intérieure qui semble amplifiée par chaque clic. Une expérience intime de lecture-choc, frôlant l’aliénation.
Il semblait tout naturel d’inclure ces œuvres dans la programmation du Mois Multi. Qu’on soit amateurs ou non de jeux vidéo, ces « essais vidéo » aventureux offrent des occasions d’apprivoiser la frustration et l’erreur. Tellement qu’on pourrait y prendre plaisir.
(1) La chaire de recherche fait partie de l’Université du Québec à Chicoutimi.
(2) La représentation a été complètement téléversée sur la chaîne YouTube « Chaire dramaturgiesonore ».