Plusieurs œuvres d’Andréanne Godin soulignent combien le territoire s’incruste dans notre mémoire, au fil de souvenirs d’activités journalières ou saisonnières qui se cristallisent sous forme de sédiments dans notre psyché1. Son travail atteste également des deuils et des déracinements qui affectent la plénitude de cette géologie intime. Quelle est donc la nature de ces sentiments de perte et de vide relatifs au territoire que les transformations du paysage provoquent et que l’artiste explore dans ses installations ? Dernier texte d’une série en deux temps.

DEUIL

Dans le cadre d’une exposition à la Galerie FOFA, Andréanne Godin réalise devant public une installation-performance intitulée Memorial for a Stranger (2011). Toute la durée de l’exposition, à plusieurs moments aléatoires, elle dessine devant public sur les murs de la vitrine intérieure de la galerie. Les crayons utilisés proviennent d’une boîte qui lui a été offerte, appartenant à une femme décédée avant d’avoir pu s’en servir. Deux paysages typiques de son Abitibi natale, la forêt boréale et une mine à ciel ouvert, se déploient progressivement sur les murs du centre de l’espace. À chacune des extrémités, la boîte de crayons aquarelle et leurs résidus de taille soigneusement disposés au sol encadrent la murale dessinée. L’ensemble souligne le travail investi par l’artiste dans cet hommage posthume. Elle accorde un temps et une place au deuil pour qu’il s’accomplisse et reconnaît la perte irrémédiable qu’il représente, ce qu’entérine l’usure progressive des crayons.

Par son geste de création, l’artiste exprime ce passage, qu’on devine en écho à des expériences personnelles. À la fin de l’exposition, l’effacement du paysage réalisé force d’ailleurs les personnes ayant vécu son déploiement progressif à en apprivoiser à son tour sa disparition et à en cristalliser le souvenir comme unique résidu. Elle pose ainsi la perte comme une expérience commune, voire universelle, et en ouvre l’objet à toute entité qui nous habite comme le territoire.

Andréanne Godin, Le mur (détail) (2012). Encre acrylique sur papier, 28 x 19 cm. Photo : Studio Lux
Andréanne Godin, Memorial for a Stranger (2011). Boîte de crayons à l’aquarelle, copeaux de crayons. Dessin au mur : 20 x 2,13 m. Photo : Justine Latour

DÉRACINEMENTS

Dans cette installation performance, l’artiste évoque aussi son vécu devant les transformations qu’inflige l’industrie minière aux paysages de son enfance. Elle poursuit d’ailleurs cette réflexion avec Le mur (2013)2 et Et là, nous marchâmes… (2014-2015)3.

L’exposition Le mur se déploie en composantes autonomes : un dessin, accompagné d’une lettre et d’un boîtier de collection et deux installations. Les amas de résidus miniers dessinés répondent en écho à l’accumulation de roches de fils crochetés à la main, cachées derrière une demi-cimaise de l’installation Montagne Stérile (2013). Le minutieux travail manuel rend ainsi visible ce que l’industrie soustrait habituellement à notre regard, par des déchets dissimulés derrière des palissades décoratives, ou par l’aménagement de parcs à même les haldes. Associé à une activité artisanale, le geste oppose aussi un univers domestique à l’activité minière. Dans Avant le bruit (2013), devant un socle où sont déposés des bleuets de graphite, un texte audio narre une sortie saisonnière en groupe pour cueillir des bleuets. Cette réminiscence familiale figure aussi dans l’installation Et là, nous marchâmes… Par des sous-entendus, la bande sonore esquisse que le déracinement a aussi une composante intime.

Devant ce constat de perte, l’artiste interpelle le président de la compagnie Osisko, responsable de l’implantation de la mine aurifère à ciel ouvert de Malarctic4. Au moyen de l’œuvre Proposition d’achat de paysage (2011), elle lui demande d’acheter un petit volume de roches stériles issues des résidus d’exploitation, dans le but de les conserver comme une part symbolique de son paysage personnel, irrémédiablement altéré par l’industrie minière. Somme toute, l’ensemble de l’exposition rend compte des effets émotifs ou affectifs de l’activité économique. Dans son ouvrage La généalogie du déracinement : Enquête sur l’habitation postcoloniale (2019), Dalie Giroux décrit en détail ce « vécu spatial contemporain », caractéristique d’une organisation du territoire adaptée aux rouages d’une machine de production faisant circuler les matières et la main-d’œuvre, de régions ressources vers des nœuds métropolitains de consommation, sans égard au vécu des habitants5.

En ce sens, Andréanne Godin exprime les tiraillements intimes, voire les traumatismes, que nous inflige cette manière contemporaine d’habiter, en vertu de ce paradigme d’aménagement du territoire. Elle dégage d’une part les liens profonds qui nous relient à des paysages donnés, ceux-là qui cristallisent une géologie personnelle intime, et décortique d’autre part les deuils et les déracinements auxquels cet attachement nous expose dans le contexte économique actuel.

1 Voir Marie Perrault, « Psyché terrestre. Territoire et territorialités », Vie des arts, n° 269 (hiver 2023), p. 12-13.

2 Exposition de maîtrise présentée à la galerie B-312 (Montréal), du 21 février au 23 mars 2013.

3 Incluse dans l’exposition Andréanne Godin – À travers les scènes de ta mémoire, Galerie Nicolas Robert (Montréal), du 28 février au 11 avril 2015.

4 La corporation minière Osisko est la plus importante société aurifère du Québec. À l’époque, elle était responsable du développement du projet Osisko, comportant à terme une fosse d’une profondeur de 380 m, sur plus de 2 km de long et 780 m de large. Cette mine, aujourd’hui exploitée par la Canadian Malartic, a nécessité de détruire ou de relocaliser vers le nord les édifices du quartier sud de la ville de Malartic.

5 En 2022, lors d’une résidence à l’Écart, Centre en art actuel de Rouyn-Noranda, j’ai constaté combien le statut de région ressource module la culture des citoyens qui l’habitent et les divise autour d’une appartenance au territoire et d’une allégeance à l’industrie.


La partie 2 de la chronique, « Psyché terrestre », est publiée dans le no 270 – Printemps 2023.
La partie 1 est publiée dans le no 269 – Hiver 2023. La version numérique est disponible ici.