Rencontre avec Sasha Suda, directrice générale du Musée des beaux-arts du Canada

Fondé en 1880, le Musée des beaux-arts du Canada (MBAC) abrite aujourd’hui plus de 75000 œuvres d’art ainsi qu’une bibliothèque et un fonds d’archives exceptionnel. Au travers de ses collections, le Musée est toujours demeuré ouvert à la création sur le plan tant national qu’international et porte depuis un certain temps une attention particulière à l’art autochtone; l’installation, la peinture, la sculpture, et la photographie sont les formes d’art que privilégie l’institution. Mais laissons Sasha Suda, la nouvelle directrice générale du Musée, nous parler du chemin qu’elle compte emprunter au cours des prochaines années.
Normand Biron – Sasha Suda, pouvez- vous nous parler de votre cheminement vers l’art, de votre passage au département d’art médiéval du Metropolitan Museum of Art à New York, et plus récemment en tant que conservatrice de l’art européen et de la chaire R. Fraser Elliott d’estampes et de dessin au Musée des beaux-arts de l’Ontario ?
Sasha Suda – J’ai visité des musées tout au long de ma jeunesse, en particulier ceux de New York : le Met, le Guggenheim, le MoMA, le Natural History Museum… Quand la possibilité de fréquenter l’Université de Princeton s’est offerte à moi, je l’ai saisie avec joie, en raison de la qualité extraordinaire de l’enseignement, mais aussi de la proximité de New York. Et je suis tombée amoureuse de l’histoire de l’art là-bas.
Après l’obtention de mon diplôme en 2003, j’ai entrepris un stage rémunéré au Metropolitan Museum of Art. J’y ai adoré le travail muséal, dans toute sa complexité. J’étais fascinée par le large éventail d’expertises nécessaires à l’existence de ce musée, souvent invisibles aux yeux du public. J’avais été affectée au département d’art médiéval parce que je parle et lis le tchèque et que Barbara Boehm, conservatrice principale Paul and Jill Ruddock de la collection médiévale et des cloîtres du Met, préparait une exposition sur l’histoire de l’art médiéval en Bohème, Prague et la couronne de Bohème. Par la suite, j’ai fait mon doctorat sur l’art médiéval en Bohème.
Au cours de mes deux années de maîtrise au Williams College Museum of Art, j’ai continué à travailler au Met, auprès de Barbara Boehm, jusqu’à l’ouverture de l’exposition. Acceptée dans le programme de doctorat à l’Institute of Fine Arts de l’Université de New York, j’ai pu continuer à travailler avec mes collègues du Met.
Les conservateurs du Met m’ont appris que l’érudition est indissociable du travail dans les musées. Ils m’ont également appris qu’il ne faut pas considérer l’attention du public comme acquise, qu’il faut faire d’importants efforts pour donner une vraie visibilité aux œuvres que l’on expose. J’ai pris ces leçons à cœur et les ai appliquées au Musée des beaux-arts de l’Ontario (MBAO), où la remarquable collection Thomson d’art européen regroupe un ensemble extraordinaire, et pourtant méconnu, de sculptures et d’œuvres d’art décoratif, unique en Amérique du Nord. Ces œuvres ne faisaient pas partie des collections historiques du MBAO et j’ai tout mis en œuvre pour intégrer cette collection remarquable au musée, susciter l’intérêt à son endroit et en faire la promotion entre les murs de l’institution comme au-dehors. J’ai fait la même chose avec le réaménagement de la collection d’art européen, et avec la présentation d’œuvres sur papier qui, pendant plusieurs années, n’avaient été que très peu exposées. Tout art devient pertinent et mobilisateur lorsque les professionnels des musées saisissent l’occasion d’exprimer leur passion et leur intérêt pour une œuvre et qu’ils la considèrent dans une perspective actuelle.

À l’aube du 140e anniversaire de la création du MBAC, comment voyez-vous votre mission?
J’ai établi un énoncé de mission provisoire pour orienter mes décisions, selon les valeurs qui sont les miennes, en attendant que l’équipe de la haute direction soit complète et que nous soyons prêts à reconsidérer ensemble notre mission.
Tout ce que nous faisons au Musée des beaux-arts du Canada doit être centré sur les arts visuels. Nous devons accueillir chaleureusement notre public sur place et hors de nos murs. Nous devons être tournés vers l’avenir, sans craindre l’inconnu.
Nous présentons cet automne Àbadakone / Feu continuel / Continuous Fire, la deuxième exposition au Musée de la série consacrée aux œuvres d’artistes indigènes contemporains du monde entier. Unique par sa portée et son ampleur, l’exposition réunit plus de 70 artistes issus d’une quarantaine de nations, d’ethnies et de tribus indigènes de 16 pays, incluant le Canada.
En tant que musée d’arts visuels de calibre international, le Musée des beaux-arts du Canada joue un rôle de chef de file dans la présentation d’artistes contemporains de tous les horizons. La création en 2007 du département d’art indigène, la série d’expositions internationales d’art contemporain indigène lancée par le Musée en 2013 avec Sakahàn : Art indigène international et le redéploiement des salles d’art canadien et autochtone en 2017 témoignent de l’engagement du MBAC à accorder sa juste place à l’art indigène.
Que dire de la continuité ? Du renouveau, voire de la transformation ?
Par définition, l’extraordinaire collection du Musée des beaux-arts, son personnel dévoué et son leadership relèvent du patrimoine. Le changement est inévitable, et il se produira, amené et orienté par nos expériences en arts visuels.
Nous devons montrer la voie par l’art. Cela dit, ce qui me passionne le plus en ce moment, c’est la création d’une nouvelle expérience artistique dans l’entrée actuelle du Musée. Je souhaite plonger nos visiteurs dans l’art dès qu’ils franchissent le seuil de l’édifice.
C’est la raison pour laquelle nous avons déménagé la billetterie de l’entrée actuelle dans le Grand Hall Banque Scotia et installé des œuvres d’art dans les espaces publics, dont la colonnade. Ce réaménagement nous donne l’occasion d’afficher explicitement notre identité en tant que Musée des beaux-arts du Canada et de faire naître la passion et la curiosité chez nos visiteurs dès qu’ils pénètrent dans les lieux.
Il est également important à mes yeux que le MBAC soit plus représentatif de l’ensemble des Canadiens, de leur expressivité artistique comme de leurs divers points de vue.
« La créativité humaine est la ressource la plus puissante et la plus durable de l’humanité. » – Sasha Suda
Consciente que vos deux prédécesseurs étaient spécialistes en art contemporain, quel équilibre comptez-vous établir entre la conservation, la mise en valeur d’un patrimoine et l’art actuel ?
Avoir une conservatrice d’art ancien à la tête du MBAC représente un grand changement. L’Histoire est intrinsèquement liée à l’avenir, et elle a tendance à se répéter, pour notre plus grand malheur ! J’ai beaucoup réfléchi à la pertinence de la peinture européenne dans le contexte canadien et j’ai été subjuguée par la puissance et l’ampleur des collections du Musée. Nous avons de formidables conservateurs en ce domaine, et je suis en mesure de soutenir leur travail et d’encourager leur engagement envers le public d’aujourd’hui. Le changement du domaine d’expertise à la direction permet en outre d’ouvrir le poste de conservateur en chef à un expert en art moderne et contemporain, poste pour lequel on compte beaucoup plus de candidats familiers du paysage canadien que de conservateurs d’art ancien européen. Plusieurs de nos actions, dont notre participation à la Biennale de Venise, le Prix Sobey pour les arts, etc., sont centrées sur l’art contemporain; le fait de pouvoir compter sur un conservateur ou une conservatrice qui n’aura pas en plus à assumer la direction donnera aux équipes tout le soutien dont elles ont besoin pour porter plus loin nos projets visionnaires en art contemporain.
Le budget d’acquisition (8 millions de dollars) n’a pas bougé depuis 10 ans. Comment comptez- vous enrichir les collections au moment où les prix du marché de l’art augmentent continuellement ?
J’apprends à connaître l’équipe muséologique et celle-ci prend déjà d’excellentes décisions en cette matière. On peut faire des acquisitions marquantes sans nécessairement excéder la barre des huit millions de dollars. Nos conservateurs l’ont d’ailleurs démontré à maintes reprises. J’ai hâte de me pencher, avec la personne qui occupera le poste de conservateur en chef et avec son équipe, sur l’élaboration d’une stratégie d’acquisition pour les dix prochaines années. Avec un plan et une vision claire de la place que nous voulons occuper sur le marché, il sera plus facile de déterminer ce que doit être l’objectif budgétaire à l’avenir.
En tant qu’institution nationale, comment répondre à la sensibilité artistique de l’ensemble du Canada et élargir l’accessibilité du musée ?
Nous nous efforçons aujourd’hui de mettre au point un programme d’expositions diversifié, avec des partenaires canadiens et étrangers. Ce travail de programmation constituera la base de notre stratégie de rayonnement, laquelle influencera aussi, entre autres, nos programmes d’acquisitions.
Et sur le plan de la diffusion ? Je crois que vous êtes très sensible aux plateformes numériques…
Les plateformes en ligne joueront, évidemment, un rôle déterminant dans le rayonnement de notre collection, comme dans l’engagement du public. Ce n’est pas un mystère que l’investissement dans le numérique exige d’importants moyens et bénéficie grandement du partenariat avec d’autres institutions. Une fois que nous aurons l’assurance d’être sur la bonne voie et que notre programme sera bien établi, la conversation sur le numérique suivra naturellement.
Quelle place occupe pour vous la recherche ?
La recherche donne vie à notre collection et en garantit la pertinence pour les générations à venir, par-delà la présence des conservateurs responsables des acquisitions. Nous devons investir dans la recherche et trouver des moyens d’en communiquer les résultats à notre public. Même la recherche la plus ésotérique est fascinante lorsqu’elle est présentée de manière stimulante. C’est un terrain que je connais bien.
Sur le plan international, comment voyez-vous le rôle et la place du MBAC ?
Le monde voit maintenant le Canada d’un œil nouveau. On s’intéresse à ce que nous sommes en tant que pays et au genre de dynamique que nous entretenons. À l’ouverture de l’exposition Le Canada et l’impressionnisme, à Munich, des centaines de personnes faisaient la queue pour voir les œuvres. L’enthousiasme était palpable. Je suis infiniment curieuse de voir comment nous pouvons utiliser cette vitrine et l’intérêt que suscite le Canada pour alimenter le dialogue sur les arts visuels. De nouvelles portes s’ouvrent devant nous : nous devons être en mesure de les franchir avec confiance pour mener ce dialogue et pour redéfinir ce que le Musée des beaux-arts du Canada représente aujourd’hui.
Je suis infiniment curieuse de voir comment nous pouvons utiliser cette vitrine et l’intérêt que suscite le Canada pour alimenter le dialogue sur les arts visuels.