Du 30 novembre au 2 décembre 2023, le colloque « Acquérir différemment » s’est tenu en collaboration avec le Musée des beaux-arts du Canada (MBAC) et l’Université du Québec en Outaouais, dans le cadre du partenariat « Des nouveaux usages des collections dans les musées d’art » du groupe de recherche et de réflexion Collections et impératif événementiel/The Convulsive Collections (CIÉCO), avec le soutien de l’équipe Art et musée. Ce colloque bimodal et entièrement bilingue avait une portée internationale et a constitué une plateforme pour des discussions profondes et significatives sur le collectionnement d’œuvres d’art, attirant l’attention sur de nouvelles approches possibles. Loin d’être exhaustif, ce compte rendu vise à présenter un résumé des principaux enjeux qui furent mis en exergue durant l’événement.

DES COLLECTIONS ÉCORESPONSABLES ?

Liam Gillick et Josée Drouin-Brisebois ont abordé les questions de collectionnement à travers le prisme de l’urgence climatique. Cette discussion a mis en évidence l’importance croissante de l’écoresponsabilité dans les institutions muséales depuis les années 2020. Précisant cela, Drouin-Brisebois a insisté dans sa conférence individuelle sur le fait que le collectionnement éthique ne devrait pas seulement se focaliser sur la durabilité environnementale, mais aussi sur les implications de sa pratique en elle-même : les institutions muséales comme le MBAC doivent se concentrer sur leur rôle civique consistant à favoriser un lien durable entre les œuvres et les publics. La gestionnaire principale de l’établissement a également exprimé le désir de rendre les collections plus accessibles aux Canadien·ne·s à travers tout le pays, afin de mieux correspondre à la mission du musée.

LA COLLABORATION COMME MOTEUR D’ACQUISITION

De son côté, Ana Janevski s’est penchée sur la question de l’acquisition de la performance et de la danse, relevant la nécessité pour les institutions de repenser leurs modes de dialogue avec les artistes, les publics et les employé·e·s. Elle a présenté le rôle essentiel des collaborations solides entre humain·e·s, en particulier dans le cas de coacquisitions, où deux musées décident de s’entraider pour se procurer une œuvre de manière conjointe. Ces partenariats à long terme, pour citer Linda Leckart, peuvent avoir plusieurs visages. Comme l’explique Jessica Minier, la garde partagée, moins connue, met davantage l’accent sur le fait de rendre accessibles les créations plutôt que de les posséder. Pour reprendre les termes de Minier, cette pratique ne requiert pas de transfert de propriété d’un·e particulier·ière ou d’une institution à une autre ; elle permet d’alterner la garde et la présentation d’une œuvre ou non, selon les termes du contrat signé entre les instances ; et enfin, elle peut impliquer une division de l’autorité décisionnelle et de la responsabilité de la création, permettant ainsi d’alléger certains processus administratifs. Cette approche vise à éviter une vision coloniale du transfert de propriété et à respecter davantage les personnes et les communautés auxquelles les œuvres sont liées.

Carey Newman (Hayalthkin’geme), Couverture des Témoins (2013-2014). Bois (cèdre), jet d’encre à émulsion acrylique, vernis
acrylique, peau d’animal, dent d’animal, écorce, os, brique, composite céramique, tissu, plume, fibre végétale, verre, cheveux, cuir, linoléum, mélamine, métal, peinture acrylique, papier, plâtre, plastique, pierre, bois. Photo : Jessica Sigurdson. Courtoisie : Carey Newman et Musée canadien pour les droits de la personne

NOUVEAU REGARD SUR LE COLLECTIONNEMENT

Heather Bidzinski, Carey Newman et Lisa Quirion ont évoqué les responsabilités des institutions envers les Premières Nations, en utilisant comme étude de cas la Couverture des témoins, une réalisation de Carey Newman qui représente une collection d’histoires et d’objets ayant appartenu aux survivant·e·s des pensionnats autochtones. Son entrée dans la collection permanente du Musée canadien pour les droits de la personne a entraîné des défis organisationnels importants. Inspirée des couvertures tissées, l’œuvre se déploie telle une petite exposition comportant plus de 800 objets et un site Web, qui doivent pouvoir voyager au sein d’autres institutions. La Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, qui doit garantir aux peuples concernés le droit de préserver, contrôler, protéger et accroître leurs biens culturels, demande de prendre en considération les enjeux culturels des communautés dans des organisations allochtones pour établir des collections respectueuses de leurs traditions et de leur(s) histoire(s). L’échange entre Léuli Eshraˉghi et Jonathan Lainey a mis en lumière les sensibilités historiques liées à la question autochtone. Malgré leur héritage colonial, les institutions muséales cherchent à être plus transparentes en ce qui concerne leurs collections et leurs méthodes d’acquisition, voire à restituer des biens aux héritier·ère·s dans certains cas. Comme l’a montré Anabelle Kienle Ponˇka, le MBAC a mené une vaste recherche sur les artefacts liés à la Seconde Guerre mondiale, utilisant le numérique comme moyen de perpétuer la mémoire collective et de fournir autant d’informations que possible sur ces artefacts. Les recherches sur les collections, autrefois inaccessibles au public, sont désormais mises en avant sur les sites Web des musées. L’historienne Reesa Greenberg a noté qu’aujourd’hui, les questions de provenance des productions faisant partie des collections des musées sont devenues plus visibles et importantes, entraînant des changements dans les protocoles d’acquisition, y compris l’embauche d’experts, la consultation d’organisations externes, et la prise en compte des revendications de propriété pour les artefacts coloniaux et nazis volés. Cela a contribué à de récentes revendications de propriété de la part de certaines personnes ou communautés. Dans ce contexte, John Moses, spécialiste de la représentation de l’indigénéité dans les institutions, a proposé un historique du Musée canadien de l’histoire, dont la collection était l’une des principales sources d’artefacts du pavillon des Indiens du Canada lors de l’Expo 67. Depuis les années 1970, l’institution est devenue un symbole du rapatriement, une politique en cohérence avec la législation fédérale du Canada et la Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones.

La première journée du colloque s’est conclue par une conversation entre Jean-François Bélisle et Johanne Lamoureux, explorant le mandat du MBAC et les possibilités infinies offertes par le collectionnement, à l’échelle tant nationale qu’internationale. Cependant, la richesse des occasions peut parfois produire des angles morts institutionnels en ce qui concerne le choix des œuvres à collectionner, les publics à atteindre ou encore la manière dont les acquisitions sont faites et exposées.

DES HISTOIRES HUMAINES ET NON HUMAINES

Durant la deuxième journée, Aude Porcedda, biologiste, muséologue et sociologue, a révélé une transformation significative des conceptions de l’écologie dans le milieu muséal. Les musées ne cherchent plus seulement à être sensibles aux enjeux écoresponsables, mais souhaitent désormais être véritablement outillés pour répondre aux besoins actuels sans compromettre ceux des générations futures. Fiona Cameron a alors remarqué qu’une nouvelle lecture des collections permettrait de considérer non plus une unique histoire imposée par les institutions, mais une multitude d’histoires pouvant être relatives à la fois aux enjeux humains et non humains. Cette réactualisation du discours vise à aller au-delà d’une perspective colonialiste.

ACQUÉRIR DES ŒUVRES À COMPOSANTE TEMPORELLE

Du point de vue de Geneviève Saulnier, la documentation entourant les œuvres et le maintien d’un dialogue continu avec les artistes permettraient de donner un souffle nouveau aux collections. Par ailleurs, Alexandra Nichols, conservatrice des médias temporels à la Tate Modern, a fait valoir l’importance des composantes intangibles des œuvres. Ces éléments requièrent un traitement singulier et une certaine flexibilité, car certains de leurs aspects sont amenés à évoluer au fil du temps. Le Replication Advisory Group (RAG), mis sur pied par la Tate, étudie ces implications dans une perspective éthique, mais également financière, pour former son personnel. L’exemple proposé par Julie Bawin a montré que l’acquisition et la mise en exposition de l’œuvre MesuRAGE, réalisée par l’artiste ORLAN, ont soulevé des défis pour le Centre Pompidou en raison de sa nature multidimensionnelle. Comme le mentionnait Mélanie Boucher, les œuvres de performance artistique ou d’art conceptuel ont des dimensions temporelles complexes : leur durée de présentation et leur durée de vie exigent la mise en pratique, l’activation et l’interprétation de procédures spécifiques. Ces protocoles doivent être créés en amont de l’acquisition.

FAVORISER LES ÉCHANGES

Marine Thébault a adopté un autre angle et a insisté sur l’importance de ménager des relations à long terme entre les collectionneur·euse·s et les artistes, affirmant que ces interventions pouvaient produire de nouvelles manières d’être au monde et d’être en contact avec l’art. Pour Mariah O’Brien, ces rencontres permettent aux œuvres de ne pas devenir obsolètes. Le projet performatif et documentaire de karen elaine spencer, ramblin’man (2001), a été présenté comme un exemple du système d’acquisition complexe du Musée national des beaux-arts du Québec. Bernard Lamarche a expliqué que celui-ci a impliqué un accord flexible entre l’artiste, le conservateur et l’institution, en raison de la nature insaisissable de l’œuvre. Dans le cadre d’une table ronde, Julie Alary Lavallée, conservatrice des collections du Musée d’art de Joliette, Bernard Lamarche, karen elaine spencer et Laurent Vernet, directeur de la Galerie de l’Université de Montréal, signalaient d’ailleurs le fait que les institutions muséales et les artistes doivent accepter une prise de risque pour se réinventer.

LA REPRÉSENTATIVITÉ DES COLLECTIONS

La présentation de Michelle Jacques, directrice des expositions et des collections et conservatrice en chef au Remai Modern, a mis en lumière les différentes manières possibles de redéfinir les paramètres institutionnels de l’art canadien en incluant davantage d’artistes noir·e·s et autochtones. Elle a fait remarquer que de nombreuses formes artistiques échappent encore au collectionnement en raison des normes eurocentriques du marché de l’art. L’acceptation de pratiques culturelles, telles que les cérémonies, à titre d’œuvres d’art, pourrait être perçue comme un premier pas vers la décolonisation des institutions. Nada Guzin Lukić a expliqué que les équipes muséales tentent d’inclure dans leurs processus de sélection des critères sociétaux d’équité, de diversité et d’inclusion (ÉDI), tout en en reconnaissant les limites, car l’inclusion de certaines communautés peut entraîner l’exclusion d’autres. Anne Dymond a néanmoins rappelé qu’il y avait encore du chemin à parcourir en montrant que plus une institution est d’envergure, moins elle est égalitaire en ce qui concerne la représentation des femmes artistes. Les analyses et chiffres exposés ont révélé un problème social et institutionnel majeur. La discussion entre Deanna Bowen et Jonathan Shaughnessy a remis en question le critère d’excellence dicté par le marché de l’art, qui guide encore les choix des musées. Les catégories multidisciplinaires qui régissent les formulaires d’acquisition ouvrent cependant la voie à plus de flexibilité, s’éloignant dès lors des valeurs eurocentriques, et favorisent l’intégration d’œuvres hors-norme, comme les bannières et les cadres de l’artiste Deanna Bowen, collectionnés par le MBAC.

Ainsi, les discussions ont pointé la nécessité de créer des collaborations transdisciplinaires à long terme afin que le collectionnement puisse s’adapter aux enjeux sociopolitiques et socioécologiques actuels et futurs. Cet événement marque une étape importante vers une approche plus inclusive et durable du collectionnement d’œuvres d’art contemporain au Canada et dans le monde entier.