Heureuse initiative que celle d’André Masson d’inviter deux commissaires en herbe, Marie-Charlotte Carrier et Joséphine Rivard, à monter une exposition estivale dans la galerie AVE (Arts visuels émergents), récemment inaugurée dans le quartier Saint-Henri à Montréal !

Écologies / Ecologies met en scène Julie Roch Cuerrier, Caroline Mauxion et Jessica Slipp, trois artistes de la relève, qui font preuve d’une maîtrise assurée et assumée des codes actuels, donc assortie du refus de se plier aux dictats du « consommable sur-le-champ ».

Les amateurs de mystère ont été servis ! Qu’ont-ils pu voir ? Sur toute la longueur d’un mur, des reproductions grand format de cahiers d’écoliers parcourus de lignes apparemment erratiques, flanquées de paires d’écouteurs ; au sol, des simili roches en papier texturé auxquelles se mêlaient de vraies pierres, évocatrices de longues promenades sur une berge ; neuf photos- tableaux monochromes apparemment identiques, où une lumière ambiante semblait se réfléchir sur des surfaces violettes lustrées ; un album de géographie ouvert sur deux pages, d’où océans et continents s’étaient effacés ; au mur, de petits sacs en plastique numérotés contenant des pigments et un énigmatique monochrome vert- bleu de taille moyenne ; dans l’entrée, enfin, sur une étroite vitre tramée, appuyée au sol et dressée à hauteur du regard, la projection d’une vidéo légèrement floue montrant une grande cavité carrée creusée dans le roc, où une mer turquoise montait et redescendait inlassablement, majestueusement, dans un mouvement hypnotique – ineffable respiration de Gaïa.

La visite guidée s’imposait donc, pour déchiffrer ces trois démarches qui, bien que réfractaires aux interprétations faciles, ne s’en montraient pas moins hautement évocatrices grâce à leur aspect formel par lequel chacune, à sa manière, interpellait les sens.

Intrigants reflets immuables

Caroline Mauxion est partie du roman Les vagues de Virginia Woolf – égérie de l’exposition, elle voulait se fondre, et non s’imposer, dans le paysage – où les histoires de six personnages sont rythmées par la transformation d’un paysage côtier au cours d’une journée.

Pour Les Interludes, l’artiste a croqué neuf photos d’une simple surface bleue baignant dans un éclairage naturel, captée sous neuf angles successifs, mimant le « déplacement » de l’astre solaire. En les abordant, l’on croit – réflexe acquis – que les reflets de surface vont suivre le mouvement de notre corps et s’effacer pour révéler le véritable sujet du tableau. L’attente déjouée fait place à un discret étonnement lorsque les taches lumineuses se révèlent, au contraire, fixes et au foyer même du propos. Efficacité et simplicité de moyens.

L’atlas du réel

Une couleur à la fois, pour son projet National Geographic Atlas of the World, Julie Roch Cuerrier gratte et recueille les pigments d’un atlas transmis par une aïeule. Tel un objet de musée, l’atlas « blanchi » trône, ouvert, sous un présentoir transparent. Quant à la maigre récolte de cette activité de moniale moderne – transgression à la fois culturelle et familiale –, elle est soit ensachée, épinglée au mur et numérotée, soit répandue à la surface de monochromes miniatures, sauf pour un tableau turquoise – issu, bien entendu, des « océans » du fameux atlas.

Quant à la vidéo, l’artiste l’a tournée dans un lieu mythique, le Worm Hole, sur Inis Mór, île au large des côtes de l’Irlande, où l’attendait une mer d’une couleur étonnamment proche de celle qu’elle avait si longuement grattée…

Comme pour les autres œuvres qui composent Écologies / Ecologies, dès lors que nous apparaît la clé ou la genèse du travail, le regard s’ajuste, le foyer se refait et, en un clin d’œil, nous voyons la « nature » du tableau s’effacer, se dissiper et se recréer, littéralement, sous nos yeux (non sans révéler un ou deux à priori au passage).

Prisme du corps, travail de la main 

Avec Lines Made by Walking, Jessica Slipp propose une nouvelle cartographie, rien de moins. Lors de diverses randonnées, elle a tracé dans des cahiers quadrillés des traits qui traduisent de manière intuitive les mouvements de son for intérieur. Les écouteurs permettent d’entendre des mélopées incantatoires inspirées de ces tracés et interprétées par l’artiste.

Au sol, ses « roches » anguleuses, recouvertes de motifs tirés des empreintes digitales de l’artiste, dialoguent avec de vraies pierres « sans vie », dans un échange en apparence anodin, mais finalement fascinant, entre le réel et sa représentation.

Ces transcriptions purement subjectives et intuitives du paysage témoignent d’un territoire en prise intime avec le corps de l’artiste. En prenant radicalement le contrepied des codes cartographiques conventionnels, Jessica Slipp réussit à mettre en relief leur caractère rigide et dominateur tout en faisant miroiter des avenues alternatives.

Révéler le regard, pour mieux le réinventer

Écologies / Ecologies déjoue habilement le (grossier) piège des perspectives activistes ou reven­dicatrices pour s’orienter – et idéalement nous orienter– vers une réflexion sur nos liens avec notre écosystème. De façon exemplaire, avec une proposition toute personnelle, chacune des trois artistes est donc parvenue à provoquer une rupture avec nos façons habituelles de voir (ou de ne pas voir ?) ce qui nous entoure.

Bien sûr, pour trouver son compte dans Écologies / Ecologies, il faut (comme souvent avec l’art actuel) jouer le jeu. Renouer avec une certaine naïveté. Accepter la position vulnérable de celle ou de celui qui ne sait pas, et observe, se met à l’écoute… En plus de réussir parfois à nous faire entrevoir, fugitivement, notre propre regard, ces mises en scène constituent un excellent prélude à une métamorphose radicale – et combien urgente ! – de notre manière d’aller à la rencontre de la nature, de l’autre et de nous-mêmes. 

Écologies / Ecologies
Co-commissaires : Marie-Charlotte Carrier et Joséphine Rivard
Galerie AVE 901, Montréal
Du 6 juillet au 9 septembre 2017