Le dérapage d’un mécène du Palais de Tokyo à Paris a relancé le débat sur l’engagement écologique des musées. Petit état de l’art sur la question.

« Cette folle rajoute une couche de haine dans notre société […]. J’espère qu’un désaxé va l’abattre. » Postés sur Facebook en septembre dernier, ces mots violents sont signés Bernard Chenebault, collectionneur d’art et président des Amis du Palais de Tokyo. Sa cible ? Greta Thunberg, la nouvelle égérie de la cause environnementale.

« Abasourdie par ces propos surréels », la directrice du musée d’art moderne parisien a immédiatement exigé la démission de l’ex-banquier. Trop tard. En éclaboussant cette association de mécènes, ce dérapage a relancé le débat sur l’articulation entre art, écologie et mécénat. « La place que les institutions publiques donnent à des réseaux de privés est bien trop importante, lâche un plasticien dans le quotidien français Le Monde. Ces structures doivent parfois faire appel à des personnes qui véhiculent des idées très éloignées de celles de la majorité des artistes. » Un critique renchérit : « Comme tous les secteurs culturels, notre milieu de l’art est loin d’être irréprochable en matière d’impact écologique. Biennales et foires aux quatre coins du monde, scénographies jetées à la benne, transport d’œuvres… Notre devoir est de soutenir […] cette prise de conscience planétaire. »

Une mission de protection

Pour afficher leur soutien, les musées disposent de trois leviers : le virage écoresponsable, le refus de mécènes pollueurs et le désinvestissement. Le Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) a par exemple activé le premier levier à partir de 2009, misant sur l’optimisation énergétique, le recyclage du matériel d’exposition, la peinture des toits en blanc pour réduire les îlots de chaleur… Toujours à Montréal, le Musée McCord a pris un virage similaire en 2012. « Les musées sont plus aptes à s’approprier cette culture environnementale, souligne sa directrice, Suzanne Sauvage. Ils sont par nature voués à la protection. C’est le genre d’engagement qui renforce la fierté et le sentiment d’appartenance de nos employés. »

Ironiquement, ce tournant écoresponsable est à la fois le geste environnemental le plus compliqué à poser d’un point de vue systémique, mais le moins spectaculaire sur lequel communiquer. Par lassitude ou recherche de la polémique, l’attention médiatique se focalise désormais sur le second levier, celui que les musées actionnent lorsqu’ils doivent divorcer d’un mécène écologiquement problématique.

Il arrive que les activistes jouent un rôle majeur dans ces procédures de séparation : par des happenings spectaculaires et médiatisés, ils nuisent à l’image des musées qui perçoivent l’argent de pétrolières en échange d’une réputation de mécène culturel. Plusieurs institutions prestigieuses ont fini par céder sous leur pression. Ainsi de la Tate Modern de Londres qui, régulièrement attaquée par le mouvement Liberate Tate, a fini par couper les ponts en 2016 avec le géant pétrolier BP, un commanditaire historique qui lui rapportait 350 000 livres par an (600 000 $, soit 0,8 % de ses revenus). Galvanisé par ce succès, le mouvement Fossil Free Culture a ensuite ciblé le Musée Van Gogh d’Amsterdam, l’obligeant en 2017 à rompre avec Shell, son partenaire de 18 ans (voir vidéo ci-dessous). Plus près de nous, le Musée canadien de l’histoire de Gatineau a subi les foudres du collectif 350.org à cause de son partenariat financier avec l’Association canadienne des producteurs pétroliers. Il y a mis fin en 2018, sans préciser si la contestation a influé sur cette décision. A contrario, le Musée du Louvre refuse catégoriquement de céder au collectif Libérons le Louvre et à ses provocantes performances artistiques.

Comme le tabac

Et puis, il y a des organismes qui décident de prendre les devants. C’est le cas, encore une fois, du MBAM. En réorganisant son conseil d’administration, il s’est doté de comités spécialisés pour juger au cas par cas les offres de mécénat. « Nous n’approchons pas l’industrie pétrolière, mais même si elle venait vers nous, la réponse serait probablement non, détaille Jo-Anne Duchesne, directrice des opérations de la Fondation du MBAM. C’est un engagement éthique qui dépasse la question environnementale et interroge le rôle social que doit jouer un musée aujourd’hui. » Ayant aligné son musée sur ces mêmes valeurs, la directrice du McCord dresse un parallèle avec certains cigarettiers qui, hier encore, dépensaient des fortunes en mécénat culturel : « Aujourd’hui, plus personne n’aurait l’idée d’aller chercher un commanditaire dans le milieu du tabac, n’est-ce pas ? »

Tout le monde a-t-il pour autant les moyens de ces principes ? On sait quelles difficultés financières affectent le milieu de la culture et ce qu’il peut en coûter – au sens littéral du terme – de refuser un commanditaire. Or, lorsque le couple mécène-musée est sur la sellette, c’est toujours le plus fragile des deux qui est attaqué. « J’ai toujours estimé que BP jouait admirablement ses cartes, explique dans le New York Times Jeremy Deller, un artiste qui a siégé au comité d’éthique de la Tate. Ils sont parvenus à sous-traiter la gestion des activistes et des controverses aux organismes artistiques. Ce n’est pas une opinion populaire, mais je pense qu’on regarde du mauvais côté. »

Difficile de nier que le monde des arts s’est longtemps rassuré en prétendant que l’argent devenait propre lorsque la cause était bonne. Mais ne s’aveugle-t-on pas à l’identique en exigeant des musées une pureté inaccessible?

L’art plus grand que l’art

Difficile de nier que le monde des arts s’est longtemps rassuré en prétendant que l’argent devenait propre lorsque la cause était bonne. Mais ne s’aveugle-t-on pas à l’identique en exigeant des musées une pureté inaccessible ? Doit-on les condamner, par exemple, pour user si peu du troisième levier, celui du désinvestissement ? Depuis 2010, ce mouvement consiste à retirer de son portefeuille toutes les actions liées à l’industrie pétrolière. À ce jour, selon Gofossilfree.org qui tient les comptes, 1100 ONG, fondations, universités et même compagnies d’assurance ont publiquement sauté le pas, se débarrassant symboliquement de 15 billions de dollars d’actions « sales ».

Pourtant, vous ne trouverez pas ou peu d’organismes culturels dans la liste tenue à jour par Gofossilfree.org. Parce que leurs priorités sont ailleurs, mais aussi parce que ces fonds sont gérés prudemment, pour ne pas perdre d’argent. On a découvert en 2018 que même une institution aussi décarbonée que le Musée d’histoire naturelle de New York conservait des investissements indirects. Du côté du MBAM comme du McCord, on fait preuve de transparence : « Je ne peux pas dire avec certitude que nos fonds sont exempts de compagnies pétrolières »reconnaît Mme Duchesne. « Nos investisseurs respectent un code éthique dans la composition de notre portefeuille, prolonge Mme Sauvage, mais il n’est pas encore vert. » En revanche, affirment- elles à l’unisson, le sujet est présentement sur la table.

Cette ambition est à souligner. La prise de conscience écologique des organismes culturels dépasse, et de beaucoup, celle d’autres milieux professionnels. Dans ces conditions, qu’importe la forme ou l’ampleur de l’engagement de tel ou tel musée, l’essentiel, pour paraphraser Jo-Anne Duchesne, est dans la volonté de chacun d’être à la hauteur de sa mission et des enjeux : « C’est une question de principe : l’art est plus grand que l’art. »