Shary Boyle, la voix de ceux que l’on n’entend jamais
Comment se fait la sélection de l’artiste représentant le Canada à la Biennale de Venise ? Qu’est-ce qui caractérise les œuvres de Shary Boyle, l’artiste sélectionnée cette année ? Josée Drouin-Brisebois, conservatrice de l’art contemporain au Musée des beaux-arts du Canada, répond aux questions d’Émilie Granjon.
Émilie Granjon : La 55e édition de la Biennale de Venise a pour thème Il Palazzo Enciclopedico. En cela, il fait référence à une sorte de musée imaginaire bâti sur le modèle de rêve utopique de Marino Auriti. Qu’est-ce que cette thématique illustre et comment, selon vous, permet-elle de penser l’art actuel ?
Josée Drouin-Brisebois : C’est une grande question. Beaucoup de conservateurs en art actuel s’y intéressent. Bien sûr, ce n’est pas un thème nouveau, mais il est très intéressant d’y réfléchir dans le cadre d’un événement international, notamment pour voir de quelle manière ce thème permet de rassembler tous les autres pays. Nous avons hâte de voir comment cela va prendre forme. Mais il est important de rappeler que, pour la Biennale, la sélection de chaque représentation nationale se fait de différentes façons et, en général, au cours des deux années qui précèdent l’événement. Lorsque nous avons choisi Shary Boyle en mai 2012, le thème de la Biennale n’avait pas encore été annoncé. Et nous sommes ravis de voir que son travail concorde parfaitement avec cette thématique.
ÉG : Comment s’est fait le travail de sélection de l’artiste ?
JDB : Avant 2010, c’était une compétition gérée par le Conseil des arts du Canada. Lorsque le Musée des beaux-arts du Canada a décidé de prendre part à l’organisation de la Biennale de Venise (pour le pavillon canadien), nous avons convenu avec le Conseil des arts du Canada que le processus de sélection serait différent pendant quelques années. Nous avons nommé un comité composé de conservateurs exerçant dans tout le pays qui représentaient différentes régions. Pour cette édition de la biennale, le comité était composé de Gaëtane Verna (directrice de The Power Plant à Toronto), de Timothy Long (conservateur en chef de la Mackenzie Art Gallery à Régina), de Sarah Fillmore (conservatrice en chef de la Art Gallery of Nova Scotia d’Halifax), de Marc Mayer (directeur général du Musée des beaux-arts du Canada à Ottawa) et de moi-même. Chaque membre du comité proposait un ou plusieurs artistes ; des soumissions d’artistes venaient aussi de l’extérieur du comité et étaient bien sûr prises en compte dans la discussion. Pour cette édition, nous avions une liste de 30 artistes qui en sont à différents moments de leur carrière. À partir de là, nous avons entamé une longue et riche discussion pour n’en sélectionner qu’un seul.
ÉG : Comment cela se passe par la suite ? Vous allez à Venise avec l’artiste pour voir le pavillon canadien ? L’artiste avait-elle une idée de projet ou bien le processus de création se fait-il en fonction du lieu et de son contexte historique ?
JDB : L’architecture du pavillon canadien est très particulière. Pour moi, il est important que la création soit inspirée par le lieu. Auparavant, lorsque la sélection se faisait par compétition, les artistes et les commissaires devaient soumettre un projet avant même d’aller sur le lieu de l’exposition. Depuis que le système de sélection a changé, nous allons à Venise avec l’artiste sélectionné avant même que celui-ci ait un projet en tête. Et c’est sur place, qu’il ou elle commence à créer. L’artiste élabore un projet en réponse à l’architecture du pavillon et de la ville. L’été dernier, lorsque Shary Boyle et moi-même étions sur place, nous avons discuté de la forme du projet ensemble. Shary a fait beaucoup d’esquisses sur place. Son projet est né dans l’espace.
La forme de l’architecture du pavillon canadien est une spirale, inspirée, entre autres, par la forme d’un coquillage, figure qui d’ailleurs intervient beaucoup dans le travail de Shary Boyle. Sur place, nous avons décidé de mettre l’accent sur cette spirale et de faire en sorte que celle-ci soit encore plus prégnante en enlevant les arêtes géométriques du bâtiment. Accentuant l’architecture de courbes, cela nous a aussi permis de féminiser l’espace. À l’intérieur, il y a toujours la verrière qui lui a permis de jouer avec l’idée de transparence, qui là encore renvoie à son travail, notamment à ses performances avec rétroprojecteurs. Comme Shary a décidé de travailler avec les projections, des filtres ont été posés sur la verrière pour tamiser la lumière dans l’espace. Le pavillon est complètement transformé. Aussi, Shary a travaillé avec des matériaux qu’elle n’avait jamais utilisés auparavant, comme le bronze.
Toutes les œuvres exposées sont originales. Elles explorent différents thèmes : le silence évoqué par le titre Music for Silence, le cosmos, les lieux cachés comme les cavernes ainsi que l’espace maritime (particulièrement sous-marin). Évidemment, Venise, en tant que ville d’eau, a influencé ce thème, mais toutes les mythologies et le folklore qui en découlent l’ont aussi influencé. En plus d’évoquer l’aspect fluvial de la ville, Shary Boyle a intégré les caractéristiques très théâtrales de l’histoire de la ville – on pense à l’importance des mascarades et du carnaval. Cet aspect est pour moi très important.
ÉG : D’autant plus important qu’il est déjà fortement présent dans les performances de l’artiste. Donc, les voies d’exploration de cette installation sont tout à fait en lien avec sa pratique largement inspirée par le rêve, l’imaginaire, la fiction et la fantasy.
JDB : Oui, absolument. D’ailleurs, elle reprend de nombreux symboles universels, mais tout en ayant une vision très personnelle de ceux-ci. Par exemple, la sculpture qui est placée à l’arrière du pavillon est une sirène, créature mythologique que l’on voit au Japon, mais qui apparaît aussi dans le folklore du Nord (Sedna) et dans les mythologies occidentales. C’est une figure imaginaire qui tisse des liens entre les cultures et qui a un lien avec l’humanité.
ÉG : Pouvez-nous nous parler davantage de l’installation Music for Silence ?
JDB : À l’extérieur se trouve un bronze disposé sur une colonne de six mètres de haut qui représente un gardien : c’est une jeune fille qui a trois bras et un corps hybride. À l’intérieur, on pourra voir trois porcelaines : trois figures représentant les âges différents de la vie, soutenant des planètes. Par exemple, une des porcelaines, The Widow, illustre une vieille femme soutenant une planète très pesante, illustrant ainsi le fardeau que l’on porte avec nous. On pourra voir également un film dans lequel une femme sourde raconte une histoire par langage des signes. Il n’y a aucun sous-titre, donc, à partir de ses gestes, on doit reconstituer une histoire. Puis, il y a une très grande installation avec une sirène qui allaite un nourrisson dans une caverne. Pour cette partie, une très belle mise en scène théâtrale a été élaborée. Sur cette sculpture et sur la caverne, on pourra voir des projections conçues de la même manière que celles de ses performances, c’est-à-dire des projections d’acétates modifiés avec des collages photographiques de nature et de personnages. Ce processus crée des tensions entre réalités et imaginaires. Lorsque la lumière est allumée, on voit la mise en scène et la sculpture faite en plâtre ; lorsque la lumière est éteinte, les projections s’allument et tout devient nature. C’est une manière de voir les débuts de l’expression artistique de l’humanité, car les murs de la caverne sont revêtus de projections des peintures de l’homme de Cro-Magnon découvertes dans les cavernes de France et d’Espagne. En référence avec le thème de l’installation, le silence, Shary Boyle entremêle également des images de personnages tels que Charlie Chaplin, Marcel Marceau, Helen Keller, Malala Yousafzai, et j’en passe… Ils représentent de braves individus qui communiquent autrement, ou qui parlent pour les autres qu’on a fait taire ou qui se sont tus et, en tout cas, pour ceux que l’on n’entend jamais.
L’installation est difficile à décrire, car elle est profondément basée sur le visuel et sur l’expérience que nous en faisons en nous y promenant. L’entremêlement des liens narratifs est très complexe. Cela donne une installation très évocatrice et indéniablement spectaculaire !