Un itinéraire artistique
Quelques maîtres Hernán Dompé, Carlos Alonso, Gyula Kosice
Très ouvert aux tendances européennes, l’art argentin possède ses particularités : une qualité méditative, onirique, subtile, éclectique, combinant librement des influences modernes et postmodernes. L’art argentin puise aussi à un fonds autochtone, à des sources précolombiennes, qui d’ailleurs irriguent l’art latino- américain en général…
À la fin du mois de novembre et au début de décembre 2016 – c’est-à-dire au commencement de l’été austral avec ses vagues de chaleur et ses pluies tièdes – j’ai parcouru en autobus les routes des provinces de Tucumán, Córdoba et Santiago del Estero du nord de l’Argentine. J’ai séjourné également à Buenos Aires. En visitant des expositions individuelles et des rétrospectives de groupe, j’ai commencé à apprécier la spécificité et la finesse de diverses manifestations de l’art argentin. L’expression passionnelle de la plupart des productions, amarrée à de solides compétences techniques, peut être saisie dans l’œuvre de sculpteurs tels que Hernán Dompé ou Alicia Penalba, ou encore chez des artistes multidisciplinaires comme Carlos Alonso, Gyula Kosice ou Lucio Fontana.
Les villes argentines surgissent de l’immense plaine qu’est la pampa. Elles déploient des architectures Art déco, Art nouveau ou modernistes – parfois démesurées par rapport aux formats européens – calquées sur des modèles parisiens ou même madrilènes. L’influence nord-américaine se laisse aussi percevoir dans la fonctionnalité sans éloquence de centres d’achats ou de nouveaux quartiers résidentiels à accès contrôlé, dénommés des country-clubs.
Dans la ville de Tigre, banlieue éloignée de Buenos Aires, au bord d’une confluence de rivières se jetant dans le grand Rio de La Plata, j’ai vu la remarquable rétrospective de l’œuvre du sculpteur Hernán Dompé, né dans la capitale en 1946. Son art aux éléments expressionnistes et monumentaux contient un foisonnement néobaroque : éclectisme en dialogue avec un tréfonds culturel autochtone. Dompé crée des objets ironiques à forte connotation archétypale : fusils courbes, effrayantes arbalètes décorées de cornes certes absolument inutilisables, mais attestant une curieuse fureur guerrière.
La même aspiration à rendre compte d’une complexité d’aspects psychiques et naturels peut être observée dans l’œuvre d’Alicia Penalba (1913-1982), à qui le Musée d’Art latino-américain de Buenos Aires (MALBA) a consacré une ample rétrospective. Elle a développé sa carrière au sein du milieu artistique parisien au cours des années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale. Son style essentiellement cubiste – elle a étudié auprès du sculpteur d’origine russe Ossip Zadkine – tire son attrait de l’aura des organismes vivants ainsi que des formes iconographiques autochtones, notamment totémiques. Les mouvements ascendants rivalisent cependant avec de forts élans horizontaux.
Les œuvres du grand peintre argentin Carlos Alonso (né en 1929 dans la province de Mendoza) déclenchent une prise de conscience liée à la nature barbare de la dictature qui a sévi en Argentine entre 1976 et 1983. L’artiste a fait don d’un fonds de pastels et de dessins à caractère violent et érotique au Musée supérieur des beaux-arts de la ville de Córdoba : on peut voir ainsi sur les cimaises des images de torture et de viol dont est victime une belle jeune femme (peinte selon de paradoxales influences de la Renaissance) au cours de la dictature. Il s’agit de témoignages saisissants portant sur la violence et la perversité : un éminent travail de mémoire.
D’origine hongroise, Gyula Kosice est décédé à Buenos Aires en 2016, à l’âge de quatre-vingt-douze ans. La rétrospective que lui a consacré le Musée national des beaux-arts de Buenos Aires a rappelé la prodigieuse et fraîche imagination de cet adepte d’une forme de futurisme conceptuel, où la matière et la technologie sont au service du rêve. Dans les années cinquante, Kosice a ajouté le néon à sa panoplie artistique, donnant ainsi le signal à l’exploration d’une nouvelle tendance expressive.
L’œuvre de Gyula Kosice est bien loin du tellurisme andin. Il partage l’esthétique plutôt dépouillée du rêve social et technologique du Bauhaus. Il s’appuie sur des formes artistiques inventives pour utiliser la lumière fluorescente. Sa sculpture-installation, intitulée Hydroactividad H-13 (1965), est un petit miracle qui réunit le plexiglas, la lumière artificielle et l’eau en mouvement. Enthousiaste du Cosmos, Kosice prophétise : « L’homme ne finira pas ses jours sur la Terre ». Il a dessiné et créé la maquette d’une ville « hydrospatiale ». Il a écrit : « Je marche sur le tranchant du siècle et je suis une entreprise qui construit le futur. »
À Tigre, le sculpteur Hernán Dompé a choisi d’exposer ses travaux dans un imposant palais de style Art nouveau – un ancien club social haut de gamme. Le site, avec ses jardins à la française et sa végétation subtropicale, donne sur le Rio Tigre, dont le tentaculaire delta s’amalgame à la puissante rivière au nom poétique de Parana de Las Palmas. Ces cours d’eau se jettent à leur tour dans l’immense estuaire de Rio de La Plata. Dompé – comme bien de ses compatriotes – est marqué par la vigueur de la nature de son pays. Il a sillonné l’Amérique latine et il voit dans l’architecture religieuse du Mexique et du Pérou « des formes et symboles du passé, lorsque l’homme et la nature dialoguaient au même plan ». Les totems de Dompé sont « témoins d’une sagesse – de connaissances – que la science n’explique pas ». Émule du philosophe français Jacques Derrida, il amplifie les symboles et les composantes des objets qu’il propose. Il s’explique : « quand on considère même l’objet le plus insignifiant, des détails peuvent déchaîner un monde de fantastiques allusions poétiques ».
Silvia del Valle Albuixech, peintre et muraliste (San Miguel de Tucumán), a investi le grand et flambant neuf centre culturel de la ville de Santiago del Estero qui comporte un foyer intérieur d’une étonnante blancheur étalé sur huit étages. Le muralisme d’Albuixech et sa peinture entretiennent des liens avec la vision organique de Dompé. Puisant à des registres variés – dont le cubisme et le surréalisme – sa peinture témoigne d’une subtile influence de la vision autochtone de l’univers empreinte d’un mystérieux fatalisme et d’un sentiment atemporel. Dans ce monde d’un onirisme tragique, la technologie et la nature entretiennent un dialogue tendu, malaisé.
L’œuvre foisonnante de Carlos Alonso se situe entre ordre et chaos, entre fantaisie et rigueur. Le Musée des Beaux-Arts de Córdoba – intégré au palais Ferreyra – a reçu un fonds de trente-cinq œuvres – crayons, pastels, encres, acryliques – qui rappellent le désarroi de l’artiste lors de la dictature militaire. En 1977, sa fille Paloma a été enlevée et n’a jamais été retrouvée (elle a été classée « disparue », dans le macabre jargon), comme d’autres : environ trente mille Argentins !
Pendant six ans, l’artiste s’est senti paralysé de douleur, mais peu à peu il a repris son travail dont témoigne la série Les Mains anonymes. « Je suis sorti de ma condition de victime, je me suis refait par ce travail et je lutte constamment pour les droits de l’homme », confie-t-il. À la faveur de traits rapides et incisifs, l’artiste établit une distance entre le passé et le présent. Le sadisme, l’érotisme, la vénération du corps féminin : tout y passe. Entre le désir et la violence, se profile un continuum. Des agents empâtés aux mines patibulaires, les yeux cachés derrière des lunettes teintées, tourmentent une magnifique jeune femme dénudée. Des mains, des pieds, des bouches participent au supplice. L’humiliation est extrême. Les bébés des victimes sont enlevés par des sbires. La série comprend aussi ce qui semble être des scènes de bordel. Dans sa manière, le rappel aux maîtres de la Renaissance n’est pas loin. Dans cette synthèse insolite, Alonso extrait la beauté de l’horreur. Chez cet artiste engagé, on décèle un lien avec le peintre et graveur belge Félicien Rops – qui était simplement voyeur. Alonso s’attarde là où d’autres ont peur de passer.
Dans une très intéressante rétrospective historique intitulée Le Paradoxe au centre au Musée d’art moderne de la ville de Buenos Aires (MAMBA), le commissaire Javier Villa met en exergue les œuvres du groupe Destrucción (1960-1967). Il analyse « Le traumatisme de la construction d’une avant-garde périphérique (…), avec l’assimilation d’un langage artistique étranger ». Le matiérisme le plus intégral sert en fin de compte « pour se libérer de la matière ». Lucio Fontana, avec ses toiles soigneusement fendues, étudie la dialectique du vide et du plein en trois dimensions. Alberto Greco et Ennio Lommi, dans leurs peintures, frayent avec les lourdeurs de la matière. Si l’on se fie au conservateur Marcelo Pacheco, le groupe Destrucción explore « l’ouverture de l’art qui ne ressemblera plus dorénavant à l’art, qui débouche sur l’art contemporain où tout est possible – où les modèles autoréférentiels de la modernité disparaissent : ils seront remplacés par des libertés jusqu’alors inhabituelles »1.
En menant un riche dialogue avec l’Europe, à l’écoute de la nature et de la terre natale, du contenu archétypal autochtone, les artistes argentins conduisent l’art aux XXe et XXIe siècles par des détours remarquables, dont on peut dire qu’ils ouvrent des perspectives inattendues.