Une planification culturelle urbaine sauverait-elle les ateliers d’artistes à Montréal?
Les menaces qui planent sur les bâtiments accueillant des ateliers d’artistes semblent désormais courantes à Montréal : les problèmes rencontrés au 10, rue Ontario Ouest (2002) ; à l’usine Grover (2005) ; aux lofts Moreau (2013) et au 305, rue de Bellechasse (2018) en témoignent. Au croisement de l’histoire individuelle et de l’histoire collective, ces situations de crise sont loin d’être isolées ; elles révèlent des problématiques actuelles majeures en matière d’infrastructures artistiques et de projets de société.
Comme l’illustre la situation du 305 de la rue de Bellechasse à l’automne 2018, l’urgence est bien réelle. Ce qui s’y passe est malheureusement peu original : les artistes locataires craignent de perdre leur lieu de création par suite de la vente du bâtiment. L’émotion est vive, car la présence des artistes dans ce lieu est le fruit d’une heureuse rencontre entre un propriétaire dont l’activité commerciale s’était effondrée et des artistes à la recherche de lieux pour créer. Il y a près de 20 ans, Howard Shiff donnait en effet carte blanche à Marc Séguin et à ses amis pour poser cloisons et portes et redonner une nouvelle vocation à cet immeuble manufacturier centenaire. Depuis, l’endroit n’a plus jamais été vide. Mais voilà, Howard Shiff a dû vendre l’immeuble, et désormais, les artistes comme les autres locataires se demandent s’ils vont pouvoir y rester.
L’inquiétude des artistes du 305, Bellechasse, relayée par la presse1 est loin d’être sans fondements. D’une part, parce que les nouveaux propriétaires ont un historique de fulgurantes augmentations de loyer. D’autre part, parce que c’est une histoire qui se répète et qui est fort bien documentée2 : depuis le déclin de l’ère industrielle occidentale, les artistes ont investi les bâtiments industriels au fur et à mesure que l’activité manufacturière déclinait. Ils ont installé leurs ateliers dans ces bâtiments présentant des hauteurs de plafond idéales et des planchers qui ne craignent ni la sciure de bois ni la peinture. Par la suite, ces bâtiments deviennent régulièrement la cible de nouveaux projets immobiliers, ce qui a pour conséquence d’obliger les artistes à quitter les lieux, soit parce que la vocation a changé (transformation en condos), soit parce que le coût de location augmente.
Cette situation, que l’on appelle parfois embourgeoisement (gentrification) et qui témoigne surtout d’une financiarisation importante du patrimoine immobilier urbain, Montréal n’y échappe pas. Dès lors, le destin des communautés artistiques est-il vraiment voué inexorablement à l’exode des centres urbains ?
En fait, l’avenir n’est peut-être pas si tracé d’avance qu’il n’y paraît. Des acteurs sont déjà à l’œuvre dans de nombreuses villes pour remédier à ce problème récurrent : les artistes eux-mêmes, les autorités politiques et aussi les organismes que l’on appelle en anglais « artists’ studio providers3 ». Ces organisations à but non lucratif permettent à de nombreux artistes de disposer d’espaces de travail abordables dans des villes comme Berlin, Londres, Paris, New York, Toronto, etc.4 Montréal s’est également dotée d’un organisme de ce type en 2007, dans la foulée du mouvement « Sauvons l’Usine », qui a réuni artistes et acteurs du développement local montréalais. Cette mobilisation a permis la création d’outils comme l’organisme à but non lucratif Ateliers créatifs Montréal5 – dont le mandat est d’offrir des ateliers d’artistes abordables, adaptés et pérennes aux artistes visuels et artisans professionnels –, ou encore celle d’un fonds conjoint de la Ville de Montréal et du gouvernement du Québec de douze millions de dollars pour rénover des bâtiments et les transformer en ateliers d’artistes.
Outre ces outils « sur mesure », d’autres instruments ont déjà été utilisés pour préserver des ateliers d’artistes à Montréal. Le zonage par exemple, s’est révélé un instrument efficace. Une forte concentration d’ateliers se maintient ainsi sur la rue Parthenais grâce à un zonage de « zone d’emploi » qui limite grandement les projets résidentiels de luxe. Le zonage « vertical » (en hauteur) a également fait ses preuves, notamment dans le Plateau-Mont-Royal, où l’arrondissement a négocié, avec des propriétaires privés, le maintien d’étages consacrés à des ateliers d’artistes abordables dans des projets de rénovation importants (PI2, le Bovril6).
il ne faut surtout pas oublier que la vitalité des arts visuels repose sur la disponibilité d’espaces de travail et d’expérimentation. L’atelier est intrinsèquement lié à la création dans l’écosystème artistique, tout comme les galeries, les maisons de la culture, les centres d’artistes autogérés le sont pour la diffusion et la production.
Il est vrai que le combat peut parfois sembler toujours à recommencer. Les quelques victoires sont souvent vite suivies de nouvelles difficultés, comme en témoigne en 2017 le non-renouvellement du fonds pour les ateliers d’artistes précédemment cité. Autre cas de figure : l’augmentation de la valeur de l’immobilier a pour conséquence de mettre des projets d’ateliers abordables en grande difficulté7 ; la hausse des taxes foncières étant facturée aux locataires, les loyers des artistes explosent. Mais là encore, cette situation est observable ailleurs et des leviers ont été créés, comme à Toronto, qui offre désormais un taux réduit de taxe foncière pour les bâtiments accueillant ateliers d’artistes et travailleurs créatifs8.
Ainsi, ce ne sont pas les solutions qui manquent. D’ailleurs, plusieurs groupes d’artistes et l’organisme Ateliers créatifs Montréal souhaitent travailler ensemble afin de proposer différents outils et créer de nouveaux modèles viables pour Montréal. L’objectif est double : sauver les projets existants et trouver des solutions pérennes pour l’avenir. D’autres initiatives privées sont à l’étude, à l’instar de celle de Marc Séguin, qui songe à acheter un bien immobilier pour y abriter des ateliers protégés de la spéculation immobilière.
Ce que souligne l’engagement de ces acteurs, c’est la nécessité de développer une vision et des solutions à long terme. Car, plutôt que de répondre dans l’urgence à chaque menace qui survient, il convient de s’attaquer à la question fondamentale qui se pose quant au soutien durable de la création artistique à Montréal. Il faut dire que de grands projets de développement urbain, tels le quartier de l’intelligence artificielle ou le nouveau campus de l’UdeM, se situent à proximité de nombreux pôles de création. Au-delà de la situation préoccupante du 305, rue de Bellechasse, les inquiétudes sont tout aussi actuelles pour bien d’autres lieux de création, dont le Cadbury, le Waverly, les ateliers situés sur la rue Van Horne.
C’est en fait l’ensemble de l’écosystème artistique montréalais qui risque d’être bouleversé dans les prochaines années, car l’atelier demeure un pilier de la pratique artistique. Malgré le fait que certains artistes comme Daniel Buren aient annoncé « la fin de l’atelier », il faut bien reconnaître que l’atelier reste un sujet crucial lorsque l’on s’intéresse aux artistes en arts visuels contemporains. Bien que de profondes transformations comme le développement des pratiques numériques, la création in situ et l’internationalisation des carrières aient pu laisser croire que l’art contemporain était entré dans l’ère du « post-studio », force est de constater que tous les artistes en arts visuels sont loin de faire l’économie de l’atelier, ce lieu dans lequel ils peuvent collecter, organiser, expérimenter, créer, entreposer, etc.
Ainsi, il ne faut surtout pas oublier que la vitalité des arts visuels repose sur la disponibilité d’espaces de travail et d’expérimentation. L’atelier est intrinsèquement lié à la création dans l’écosystème artistique, tout comme les galeries, les maisons de la culture, les centres d’artistes autogérés le sont pour la diffusion et la production. Si les municipalités sont capables de planifier la programmation d’équipements sportifs, pourquoi cela ne serait-il pas réalisable pour des infrastructures de création comme les ateliers d’artistes ? Il s’agit là de choix politiques, de choix de société : collectivement, que voulons- nous comme ville de demain ? Quelle définition souhaitons-nous donner à une métropole culturelle ? Un Disneyland estival où des touristes viennent consommer de la musique et des murales ? Ou une ville dans laquelle les artistes sont reconnus au quotidien pour leur apport significatif au développement social et économique urbain ? Une ville où les ateliers sont considérés comme des leviers de spéculation immobilière ou comme des lieux de travail ?
(1) Voir notamment l’article de Catherine Lalonde, « Le 305, de Bellechasse change de propriétaire », Le Devoir, 17 octobre 2018.
(2) Voir notamment l’ouvrage de référence de Sharon Zukin, Loft Living : Culture and Capital in Urban Change, Baltimore et Londres, The Johns Hopkins University Press, 1982, 212 p.
(3) Cette appellation reste encore à définir en français.
(4) Voir notamment l’étude réalisée par Mélanie Courtois pour le Service de la culture de la Ville de Montréal, Ateliers d’artistes et métropoles culturelles, 2014-2015, 127 p.
(5) Ateliers créatifs Montréal, site Web : http://www.atelierscreatifs.org/
(6) Sandrine Vincent, « Les trois étages à vocation artistique de l’édifice Bovril sur Parc coin Van Horne sont protégés », Nightlife.ca, 5 juin 2013.
(7) Jérôme Delgado, « Le projet des ateliers à prix abordable, piloté par Pied Carré, ne tient plus qu’à un fil », Le Devoir, 3 novembre 2017.
(8) Voir notamment l’article de Samantha Beattie, « Toronto council back 50 per cent property tax reduction for culture hubs », The Star, 12 février 2018.